Le récit de César DANGLOT

 

 

A travers les galeries et les éboulements

 

Récit de César Danglot, réchappé de la catastrophe de Courtières après 20 jours et 20 nuits dans la mine.

Avant-propos

 

Seize mois sont passés depuis la terrible catastrophe de Courrières. Des flots d'encre ont coulé au sujet de ce cataclysme sans précédent, auquel l'univers entier a donné attention sympathique et compassion généreuse.

A tous les récits ingénieusement et savamment écrits, je viens ajouter la simple narration de ce que j'ai fait, de ce que j'ai souffert avec mes compagnons d'infortune pendant vingt jours et vingt nuits de fatale séquestration dans la mine transformée en tombeau.

Je dédit  ces quelques pages au public, ami de l'ouvrier, à ce bon public qui s'est tant intéressé à la situation spéciale des récapés.

Ma narration est aussi monotone que triste, j'en conviens et m'en excuse par le souci de la réalité. Je ne puis éviter la monotonie parce que, dans toutes ces péri­péties ,notre existence sépulcrale fut elle-même monotone: toujours même obscurité et même incertitude, toujours mêmes efforts stériles, toujours même terrifiant tableau de la mort, toujours même angoisse, même souffrance de pri­vation, de fatigues, de faim et de soif, toujours même alimentation pernicieuse, toujours même danger d'empoisonnement, toujours mêmes espérances illusoires et mêmes désespérances alternées etc.. Je n'imagine rien pour enjoliver. Je dis ce qui fut, d'après mes souvenirs. Et je pense au surplus que la vérité nue se suffit ici à elle-même dans toute son horreur tragique.

A tous ceux qui voudront bien aider à la propagation de ce modeste opuscule sur la vente duquel je fonde quelque espoir, j'adresse par avance le plus cordial et le plus reconnaissant merci.

 

César Danglot

 

Récapé de la catastrophe de Courrières

 

A travers les galeries et les éboulements

 

C'était le 10 Mars 1906.

Nous travaillions dans la grande Adélaïde au midi. J'étais occupé à boiser la voie avec mon aide Albert Alphonse; j'avais fait le mur.

Nous nous trouvions dans le quartier qui sépare l'accrochage de 280 m. de profondeur et celui de 326 m ; nous étions tout à fait au centre des deux accrochages.

Les deux rouleurs arrivent un moment après notre mise, à la besogne, Ils nous disent bonjour comme de coutume. La politesse ne perd pas ses droits au fond de la mine. ingénieurs, porions, comme ouvriers, tous se donnent un respectueux salut quand ils se rencontrent à l'arrivée.

Lorsqu'on est enfoui à trois cents mètres et plus sous terre, la fraternité s'impose, on se considère comme camarades et comme soutiens réciproques. Les distances sociales n'existent guère là. Il n'y a ni grands, ni petits; en réalité, on est tous petits, et bien faibles et bien impuissants en face de l'imprévu redoutable dans la poussière et les ténèbres.

Ceci dit, je reviens à nos deux rouleurs. C'étaient 1m nommés Vandenoffe Léon et Dubois Albert.

Et bien! leur dis-je, on va trimer dur et ferme aujourd'hui, il faut absolument tout nettoyer pour placer les tôles au denne, cela donnera grande facilité pour charger les berlines et pour assurer la plus grande propreté du charbon. Et j'ajoutais gaîment .On va en abattre des berlines ! « Préparez-vous à en rouler au moins une vingtaine. » Aussi résolument, ils me répliquent: « Nous les rouleront, César. Mettez le travail en ordre et allez-y de bon cœur. »

La journée commençait donc bien. On s'attelait avec ardeur à la besogne. Hélas! la suite devait être singulièrement décevante et combien terrible!

Me voici donc au détroussage, c'est-à-dire au bas de la taille, prenant un mètre de largeur en montant et posant les queues et les bois postiches jusque la hauteur de 3 mètres, pour y poser ensuite une rallonge de 3 mètres soutenue par quatre bois. En terme de mineur, on appelle ceci faire une brèche.

Je recommande à mon aide Alphonse de frapper plus haut. Le charbon se détache aux coups de pioche et les rouleurs commencent à charger la berline.

Soudain, une détonation se fait entendre; le bruit paraissait venir de très loin.

Nous nous regardons tout surpris, nous avons un vague pressentiment que ce bruit sourd, anormal, annonce un malheur « Qu'est-ce qu'il y a. » La même question est sur toutes les lèvres. Comme ouvrier, je donne le premier mon opinions « C'est probablement un coup de terrain, » dis-je. En effet, il arrive assez fréquemment qu'à mesure qu'on extrait le charbon, le toit s'affaisse, alors le rocher ou le charbon se décide (tombe facilement); ce mouvement de terrain s'accompagne d'une sorte de détonation. Quand on est abruti dans le métier, on n'y fait plus guère attention.

Quelques minutes s'écoulent, silencieuses, et nous nous remettons au travail; la pioche frappe sur la veine. Les rouleurs reprennent le chargement. La berline bientôt pleine roule vers sa destination. Mais à 200 mètres à peine, les rouleurs rencontrent les ouvriers Lefebvre Elie et Noiret Romain qui disent: « Vous avez entendu le bruit? Pour nous ce bruit vient du recoupage qui a été fait dans la veine Adélaide pour aller rejoindre la veine Augustine » Au même instant, apparaît le nommé Couplet, conducteur de cheval à l'étage 326 mètres. Il remontait le beurtiat Adélaïde; il arrive près de nous; il ne peut dire un mot et tombe évanoui. Nous le relevons avec l'aide de Lefebvre et Noiret qui nous rejoignent et nous disent qu'il fait très mauvais à 326, que le cheval ne peut plus marcher à cause des piteux (mauvais gaz).

Les rouleurs effrayés reviennent avec la berline vide. C'est peut être un sauve qui peut, disent ils; il faut partir tout de suite. Alors le danger m'apparaît réel aussi. « C'est sans doute le feu qui fait ébranler le terrain, leur dis-je à mon tour. Le malheur peut être grand pour tous; ne perdons pas une minute. »

E.Cuvelier et L.Castel travaillaient à 24 mètres plus haut sur le treuil. Danglot (c’est un treuil  que avais fait et il est d'usage dans la Compagnie de Courrières que le treuil ou la voie spéciale établi par une équipe porte le nom du plus ancien ouvrier). Je jette le cri d'alarme à cas deux camarades qui, à leur tour, appellent le raccommodeur  Pruvot et son galibot Delplanque, tous deux occupés un peu plus haut encore. Ils descendent ensemble. Ils avaient eux aussi entendu le bruit en roulement de tonnerre, sans en soupçonner ni la cause ni l'importance, ni les conséquences.

Nous voici donc une petite troupe de onze. Nous tenons conseil sommaire et nous partons, descendant le beurtiat. Nous nous trouvons dans la voie 326; il y avait des puteux (de l'acide carbonique).

 

Le malheur se révèle

 

Nous fuyons vite, et arrivons à la bowette 326.

Le petit Delplanque fait une découverte terrifiante: un homme est couché inerte sur le denne. Il pousse un cri de stupeur. Je secoue l'homme par les épaules et par les jambes, Pruvot fait comme moi. Le malheureux n'avait pour tenue que son pantalon. Nous levons l'une de ses épaules pour découvrir la figure et le reconnaître. Le côté droit est raplati, je reconnais le camarade de mon oncle Lucien.

Je fais demi-tour. J'aperçois un second mort. Il était couché sur le ventre et avait son jupon (veston de toile); je le retourne et je reconnais le camarade Dussart qui travaillait à la veine Joséphine. Le malheureux est venu mourir là en se sauvant.

 

Que faut-il faire?

 

La situation apparaît donc avec toute sa gravité. Nous sommes dans le royaume de la mort; il va falloir lutter pour sauver notre existence.

Nous délibérons quelques instants. Je demande l'avis de tous et m'arrête à celui de Pruvot qui est le plus ancien de notre groupe. Nous partons au pied du beurtiat Adélaïde. Là, nous nous croyons sauvés; nous montons le beurtiat et la cheminée qui correspond à 280. Quand tout le monde est monté, je prends la tête de la colonne, Cuvelier marchand second. Il faisait très lourd à marcher. Nous voici enfin dans la bowette qui correspond à Joséphine.

Je me retourne sur Cuvelier. Il a les yeux égarés. « Ça frappe à la tête, » me dit-il. Je réponds: « Immédiatement demi-tour. » Je comprends le malheur. Quelle désillusions Nous espérions le salut et c'est la mort qui nous menace. Je me sens plus énergique que jamais pour lutter contre elle; ce n'était que le commencement; il allait en falloir de l'énergie pour résister à toutes les incertitudes, à toutes les angoisses, à toutes les souffrances et à tous les désespoirs dans le noir labyrinthe.

Nous voici donc retournant sur nos pas. Je dépasse Cuvelier, Pruvot, Noiret et Alphonse Albert, Le petit Delplanque était avant moi. La fatigue et le découragement le gagnent. Il tombe en disant: « Danglot, je m'assis ! » Je voulus le soutenir pour le faire continuer la route; mais il ne pouvait plus faire un pas et il resta.

Nous marchons anxieusement. Je réclame Cuvelier qui me suivait. Il ne me répond plus, je me frappe le front. Cuvelier n'est plus la, mais où est Alphonse, Albert? Lui aussi est resté en arrière; nous le retrouverons plus tard en léthargie dans la cheminée.

Nous touchons en haut du beurtiat; il fait plus frais mais l'air est encore malsain.
Noiret tombe. J'ôte mon jupon, et le balançant de droite et de gauche, je fais éventail pour ranimer l'infortuné camarade. Vandenoffe ôte également son jupon; nous faisons des moulinets pour donner de l’air a tous .Nos efforts ne sont pas inutiles heureusement. Chacun peut tant bien que mal reprendre la marche, nous descendons et nous reposons un bon moment en un endroit l’air est respirable; mais nos lampes sont éteintes et nous souffrions et nous sommes inquiets dans cette obscurité perpétuelle et menaçante.

 

En route de nouveau!

 

Nous repartons, toujours sans lumière; nous suivons les tuyaux à air comprimé qui correspondent à l'accrochage. A plusieurs reprises. nous frappons  Nous  constatons malheureusement que les tuyaux sont brisés à la suite des éboulements qui se sont produits par l'effet de l'explosion. Néanmoins, comme l'espoir est tenace au cœur des malheureux abandonnés, à l'entrée de la bowette, nous frappons à nouveau sur les tuyaux à l'air et sur le fer. Hélas ! Nous n'entendions rien, les coups sont sourds et n'ont pas d'écho.

 

En face d'un obstacle!

La voie est obstruée; nous rampons sur les terres éboulées; on se consulte; il faut déblayer. Nous nous mettons à l’œuvre; difficilement et péniblement; avec nos mains, nous nous frayons un passage à travers cet éboulement qui se prolonge, et n'a pas moins de 60 à 70 mètres de longueur. C'est de la besogne terrible que nous accomplissons là à tâtons. Nos mains rencontrent des cadavres; nous tirons des lambeaux de vêtement; c'est horrible, mais il faut avancer quand même; il faut vaincre ou mourir et naturellement nous voulons vaincre.

Le formidable obstacle est enfin franchi; c'est un soulagement de courte durée car nous allons de mal en pis. Tout espoir paraît perdu.

Nous passons à la voie Dupire. Cette voie, qui correspond à un recoupage à 326, se dirige vers Sallaumines. C'était pour nous un grand espoir de revoir bientôt le jour. Hélas ! impossible! Nous redescendons sur les terres éboulées. L'explosion a donc fait ravage partout. Par où aller maintenant? et comment continuer notre marche si pénible quand nous manquons de tout: de lumière, d'ali­ments, de boissons. La faim nous tenaille. Il y a long temps déjà que nous avons mangé nos briquets; la soif nous altère. Quelle torture physique ajoutée à la torture morale !Noiret a toujours son petit bidon qu'il a rempli d'eau dans la bowette sous les cadavres. Ce qu'il boit l'empoisonne, on ne saurait dire si c'est du sang ou de l'eau.

Et pourtant nous ne pouvons résister à la soif: il faut boire. Que faire? L'idée nous vient de filtrer le contenu du bidon à travers l'étoffe d'un jupon et nous absorbons quand même cette boisson avec l'espoir qu'elle nous réconfortera.

Quelle heure est-il?

Quel jour sommes-nous?

Nous avons perdu la notion des choses dans cette nuit perpétuelle, en marchant sans trêve, ni repos, comme des forcenés.

Nous arrivons en un endroit qui paraît de séjour moins dangereux. La fatigue et la souffrance nous écrasent. Nous sommes forcés de nous reposer. Nous sommes très faibles, nos idées ne sont plus nettes. Chacun de nous parle et nous ne pouvons nous comprendre. Nous vivons sans nous rendre compte de ce que nous faisons; comme des bébés, sans nous en apercevoir, nous urinons dans nos pantalons; un seul besoin s'exprime encore nettement; tout le monde dit: j'ai soif !

Couplet, d'un ton plaintif, comme il le fera fréquemment pendant son exil souterrain, appelle: « Mon mère! mon mère ! »

 

Une vision

Scène tragique

 

C’est vers la famille naturellement, vers la famille à laquelle on aspire, que vont les propos incohérents de chaque malheureux. Dans la fièvre qui excite l’imagination, je me trouve dans ma maison. je suis couché dans mon lit; je m'éveille dans la nuit noire. J'appelle ma femme pour qu'elle m'apporte de la lumière: « Adélaïde allume la lampe donc. » Mais Adélaïde que je crois si bien devant moi ne répond pas. « Adélaïde: j'ai soif, vite à boire du café. » Adélaïde fait la sourde et la boisson ne vient pas. Je me mets en colère. Je crie, je me lève, près: à tout casser. Voici que dans mes gestes désordonnés, je rencontre une main. Je tire, cette main, et je mords à pleines dents. Hélas ! la main dans laquelle je mordais était celle de mon bon camarade Pruvot qui la dégagea vivement. Brave compagnon, il me calma le mieux qu'il put; et quelques instants après, mon accès de fièvre rageuse prenait fin.

Heureusement, le repos, un long repos sans doute, nous remit un peu d'aplomb. Chacun reprend connaissance, et nous nous dirigeons pour rappeler sur les tuyaux à l'entrée de la bowette 326.

 

La boucherie hippique

On entend un galop, puis un hennissement; c'est le cheval de Couplet qui vient vers nous, sans semblant demander protection. Il parait joyeux de nous entendre parier et de nous sentir le caresser. « Pauvre bête » dit-on, il est abandonné comme nous. C'est une sentimentalité qui ne dure pas longtemps. Nous avons trop faim pour philosopher. Dans les corons on mange du cheval cuit, nous allons manger du cheval cru. La mort du cheval est donc décidée. Pauvre bête! Il cherchait des amis, il a trouvé des bourreaux! Ce n'était pas chose si facile de tuer le cheval; nous manquions des instruments nécessaires.

C'est Couplet et moi qui nous chargeons de l'exécution avec un pic. Nous allons frapper sur la tête du cheval, pointe en avant. Je porte une dizaine de coups sans atteindre la bonne place Couplet frappe ensuite sans plus de résultat. Il me remet le pic de nouveau. Cette fois, je réussis à le planter dans la tête du cheval qui rugit de douleur et se sauve.

Il est furieux; est-ce lui qui va nous tuer maintenant: A la hâte, nous établissons une barricade avec tout, ce qui est à notre portée; nous avons heureusement là quelques berlines. Le cheval vient s'abattre dessus violemment. Il tombe cette fois et agonise. Lorsque nous ne l'entendons plus respirer, nous approchons avec précaution. Il ne fait plus un mouvement. Je taille dans une cuisse avec mon cou­teau. !Noiret aide à la besogne. Je mange et donne à manger à mes camarades,

Ce fut pour nous un régal que ce repas de viande crue et fumante; et il y avait de la réserve

 

Première rencontre

 

Nous poursuivons nos tentatives et nos recherches de sortie.

Après un temps dont je ne saurais donner la durée, voici une grosse émotion d'espoir. Un appel a répondu à notre appel. Vient-on à notre délivrance? Allons nous être sauvés? Nous attendons avec quelque confiance, mais le temps passe, les heures succèdent aux heures, l'impatience nous tourmente. Pensez si des jours d'inaction et d'attente énervée doivent paraître longs dans ce séjour ténébreux

Nous sommes à l'orifice du beurtiat 326. Nous crions des voies nous répondent :c’est Nény et son galibot Martin que nous rencontrons.

La première question qui se pose de part et d’autre et celle ci « Avez vous des allumettes ? » Hélas ! à la même question, la même réponse. « Mes amis, nous n'avons pas d'allumettes, nous sommes mal tombés. »

Le défaut de lumière nous incommode plus qu'on ne saurait le dire. Chacun s'ingénie à se procurer des allumettes. Le petit Martin  nous dit:

« C'est parce que nous n'en avions pas que nous avons perdu nos camarades Woittiez, Boursier Castel Henri et le petit Pruvost. Ils ont marché longtemps avec nous; ils nous ont quitté à 326 pour aller chercher des allumettes à 280 et ils ne sont pas revenus." C'est alors que Nény dit, en arrière de Louis Castel, «  Henri Castel n'est pas perdu, il est mort. »

Nous récapitulons notre nombre, nous sommes dix réunis: huit de notre premier groupe, Nény et Martin qui viennent de nous joindre, en ajoutant Woittiez , Boursier et le petit Pruvot qui sont égarés et que l'on peut espérer encore vivants, nous arrivons au chiffre 13. Il y avait donc au moins treize mineurs errants dans la fosse.

Vandenoffe, Martin, Dubois font la chasse aux allumettes. Ils reviennent sans succès. Nous avons fait notre possible, disent-ils, mais nous n'avons pu y arriver; il faisait très mauvais à cause des puteux.

Nous nous reposons quelques temps dans l'obscurité inévitable. Nény et Martin mangent un morceau de cheval.

Nous repartons ensuite vers le front de la veine Adélaïde. Nous ne trouvons là aucune amélioration de situation. La faim et la soif nous torturent de plus en plus. Les uns mangent des écorces de bois, les autres mangent la toile des mallettes. Nous buvons notre urine, et presque sans répugnance, tant le besoin de boire supprime toute appréhension.

Les forces défaillent; plusieurs se laissent aller à un découragement fataliste. Je dis: « Ce n'est pas tout. Nous avons fait beaucoup de trajet inutile, des allées et venues infructueuses; mais tant que nous ayons un souffle de vie, il faut marcher; il faut chercher à sortir de la prison noire et recueillir ceux qui pourraient vivre encore, Albert est resté en arrière. Qui sait s'il est mort ! »

Lefebvre répondit: « Albert vit encore. Soyez certains qu'il dort. » -« Eh dis-je à Lefebvre nous allons descendre au pied entre 326 et 280 pour le retrouver. »

Lefebvre marchait en avant. Il trouve Albert qui ronfle. Je m'approche à mon tour. Le malheureux avait les lèvres mousseuses. Il avait dû souffrir horriblement. J'essuie ses lèvres avec précaution; je lui ingurgite l'unique et misérable boisson dont je dispose l'urine. Tous les soins et tous les efforts pour le rappeler à la vie sont inutiles. Bientôt nous avons la douleur de le voir exhaler son dernier soupir. Ce spectacle nous attrista plus que je ne saurais dire. « C'est ton tour aujourd'hui, mon camarade de tâche, mon bon aide, brave Albert, Ne sera ce pas le nôtre demain ! »

Il faut s'arracher à cette émotion et repartir. Nous montons la cheminée; il y fait très mauvais, Et que trouvons-nous en causant? Hélas! le cadavre d'un autre de nos compagnons de réclusion, ici petit Delplanque que nous avions perdu est là, gisant inanimé également.

Pruvot père fait la remarque que Delplanque avait des allumettes qui sont peut­ être encore sur lui. Oui, en effet, les allumettes sont encore dans une poche. Mais hélas! le pauvre martyr, avant d'expirer dans des souffrances assurément terrible, avait uriné dans son pantalon, les allumettes étaient mouillées, Comment les faire sécher pour en faire bon usage ! Nous les mettons sous nos bras, partout où il y a quelque chaleur qui puisse aider à les sécher. Mais nous n'avons aucun bon résultat. Les heures s'écoulent, heures de découragement inexprimable. La fatigue et le désespoir nous terrassent, notre courage faiblit un moment. D’ou nous viendra le secours si patiemment attendu et si vaillamment cherché? La faim se fait de plus en plus sentir. Quel jour est-il? On ne le sait, on n'a plus nulle notion du temps dans cette marche au hasard, où l'on ne trouve que des morts et où la menace de mort est permanente. On est hébété dans cette réclusion obscure et sans limites.

En nous reposons, nous faisons un nouveau repas de viande de cheval et d'écorces de bois; nous trouvons une eau impure que nous buvons. Quel triste repas!

Vous qui lisez ces lignes, vous ne pouvez vous représenter la désolation, quelques effort d'imagination que vous fassiez.

Voyez le plus répugnant repas que vous servez aux bêtes et dites-vous que ce repas auquel il vous répugne de penser aurait fait alors nos délices, qu'il eût été pour nous festin de roi. Ah c'est lancinements de la faim et de la soif dans le cachot meurtrier! Rien n'a jamais pu vous en donner une idée, même aux heures où vous avez cru beaucoup souffrir.

Nous remontons une fois de plus le beurtiat. Nous voici à moitié de la voie 280. Il fait lourd à marcher. On sent de plus en plus le mauvais air qui déprime les forces déjà si basses. Pruvot et Nény s'avouent vaincus; ils se refusent à avancer et personne ne veut prendre la tête de la colonne. Va-t-on s'arrêter en désespérés et attendre la mort en résignés? Non ! non! Je leur dis: « Amis, nous avons déjà tant fait, il n'est pas permis de faiblir; plus le danger menace, plus il faut risquer pour y échapper; fonçons quand même. Mes deux pauvres frères sont morts en dessous. Si je perds la vie dans les puteux, ce sera un malheur de plus. » Je marche quand même. Lefebvre me suit et les autres après. Pruvost reste hésitant: « Non, Danglot, dit-il, je ne puis plus avancer. »-« Allons donc », lui dis-je, « comment c'est vous, Pruvot, vous qui avez toujours été si brave et si hardi qui parlez ainsi. Plus que jamais, il faut de l'énergie, du courage et du sang-froid; vous n'avez pas le droit de donner l'exemple de la défaillance; envers et contre tout, vous marcherez! Allons, las camarades, tous un nouvel effort. »

 

Un traînard  prévoyant et malin

 

Cet effort, tous le donnent, sauf Neny. En roublard, ce vaillant reste en arrière. jugeant notre route dangereuse, il nous réserve prudemment l'expérience d'exploration avec ses aléas. Si nous passons, il suivra plus tard; si nous sommes forcés de faire demi-tour, lui qui sera indemne, n'ayant respiré aucun gaz toxique, marchera le premier du côté où rien n'est à craindre; il sera le guide d'intelligence supérieure, le sauveteur tutélaire qui attribuera à son mérite le salut des autres. Voilà le calcul de ce charlatan méridional qui me doit pourtant la vie. Car c'est moi qui est empêché qu'on lui fasse un mauvais parti. Quand on sait de quelle façon ignoble avait usé et abusé brutalement du petit galibot Martin qui fut son souffre douleur, en même temps que son explorateur et son nourricier pendant les jours ou ils se trouvèrent perdus à deux.

Nény jouait donc au faiblard malin. Il nous réservait l'expérience des gaz meur­triers. Heureusement, l'asphyxie nous fut épargnée. Nény fut forcé de nous suivre.

 

Nouvelle étape

Nous arrivâmes à la bowette 280 et avec grand soulagement, car Il faisait un peu meilleur; l'air était plus frais et, bonheur suprême, nous eûmes la chance de trouver un peu d'eau buvable. L'espoir se ranima en nous. On se plut à penser qui l' on retrouverait sa famille . Toutes les énergies se ranimèrent. On marcha et on se suivit en serrant le pas. J’avais l’avantage de connaître parfaitement le recoupage pour aller à 241, le petit Martin également. Nous guidions la troupe. Nous arrivons à 280. Il y fait bon et je constate avec plaisir que l'air vient de l'accrochage même.

Allons, mes amis, dis-je, il y a du bon cette fois! Du courage!

Nous montons un treuil qui conduit directement à l'accrochage du 231; il y fait très bon. Nous y respirons à l'aise et nous prenons un peu de repos. Va-t-on avoir bientôt le secours espéré?

 

En reconnaissance

 

Mais on ne doit pas attendre le secours : sur place. Je dis : « Il faut aller prudemment à deux ou trois en avant pour s'assurer s'il fait bon continuer son chemin. » Personne n'accepte la corvée. Noiret est d'avis qu'il faudrait rebrousser chemin. Je soutiens que non. Me voici à l'entrée de la bowette; j'estime qu'il faut absolument avancer plus loin puisque l'air vient. Noiret et Castel se décident. Ils avancent avec autant de précaution que de courage; ils reviennent, disant que l'air paraît plus mauvais en avançant. Je ne me rends pas encore à leurs raisons. Je vais faire, l'expérience à mon tour, car j'estime que si l'on pouvait gagner l'accrochage de 280, il y aurait du mieux pour nous. Me voilà donc reparti. Lefebvre me suit. Nous nous avançons beaucoup plus loin que Noiret et Castel. Avec mon pic, je frappe sur le fer, espérant pouvoir être entendu de l'accrochage. Pas de réponse; tout était calme autant que sombre; toutefois l'air était bon. J'appelle les camarades restés en arrière. Ils nous joignent.

 

Vers l'accrochage 303

 

Avec Pruvot, nous décidons de descendre le beurtiat. Par là, nous arriverons à l'accrochage 303 par 280; il fallait passer le feu. Arrivés à l'accrochage, nous pas­sions sur des cadavres amoncelés; nous cherchons la sonnerie; il n'y en avait plus; nous cherchons les barrières; nous ne sentons rien qui puisse nous donner quelque espoir; c'est la destruction et la mort partout que nous trouvons. Nous rappelons sur les tuyaux de 303; personne ne répond; le silence est sombre et terrible, ici comme dans les galeries. Notre effort aboutit à une déception nouvelle.

 

.Que faire maintenant:

 

Pruvot connaît la voie du Caporal à 303. Partons, lui dis-je, de ce côté, c'est peut­ être une chance de salut à tenter. Pruvot prend la tête, Noiret va second. J'entraîne Nény le mieux que je peux. Il s'accroche à mon jupon, car il est blessé, dit-il, et il boîte.

La voie du Caporal n'est pas plus démente que les autres. Elle est encombrée de terres. Il faut, au prix d'efforts continuels, se frayer un passage tantôt à gauche, tantôt à droite, Nény qui traîne la jambe en tirant mon jupon me fait perdre du terrain sur les camarades. Je suis obligé de lui dire d'aller moins doucement. Il se montre peu endurant, se plaint que je suis trop vif! Nous franchissons les terres des éboulements toujours montant et descendant, sur une longueur de onze cents mètres environ. Nous approchons vers le numéro 2 de Billy. Malgré fatigues et souffrances, nous allons sans perdre un instant, toujours pleins des courage et d'espoir.

Nous voici au bout du retour d'air. Le passage est très étroit. On rampe, on marche à genoux, on se traîne du mieux qu'on peut ainsi sur une longueur de trois à quatre cents mètres. On se sert aussi près que possible. Nous aboutissons  au beurtiat Bourlard. C'est avec satisfaction que nous pouvons nous remettre sur jambes et nous tenir droits; mais il faudrait se réconforter, car on est exténué. Il restait un morceau de cheval en putréfaction; l'odeur était insupportable. Nous ne nous résignons pas à le manger; nous le cachons au pied d'un bois.

Nous pensons d'ailleurs toucher au terme de notre supplice. L'espérance est telle que nous sommes fous de joie. Nous nous égayons en pensant à la surprise que causera notre apparition. « A l'heure présente, notre cercueil est fait, disons nous, mais ce n'est pas pour nous qu'il servira! » Nous montons le beurtiat.

Lefebvre marche premier, Noiret le suit. Au pied, se trouve deux échelles, l'une de 1,50 m, l'autre de 6 à 7 mètres. Il en manque une, on cherchait une combinaison. Que faire? Que trouverait-on pour passer par ici? L'embarras est terrible, Noiret et Lefebvre font vaillamment leur possible pour arriver en haut du beurtiat. Après deux à trois heures d'efforts inouïs, ils parviennent en haut.

La troupe reste toujours en bas, attendant les nouvelles des deux pionniers. J'espère comme les autres qu'en allant plus loin ils apercevront du feu, soit un rocheur, ou un ouvrier quelconque dont l'apparition sera signal certain de prochaine délivrance. Ils avancent, ils avancent. Hélas ! ce n'est ni feu, ni ouvriers qu'ils trouvent; ils marchent bientôt sur deux cadavres. On croyait aboutir au salut et à la vie. C'est une fois de plus la mort hideuse qui se montre.

Vous devinez l'impression néfaste que provoqua le compte-rendu de l'explora­tion. Des cadavres ! encore des cadavres ! toujours des cadavres ! Le découragement nous envahit une fois de plus. Nény dit qu'il ne saura pas monter. Je lui réponds: « Vos bras sont encore solide, vous monterez quand même; vous ferez 50 mètres à la fois et je vous porterai sur mes épaules quand il faudra. » Ainsi fut fait, et Nény arriva comme les camarades en haut du beurtiat.

 

Vers Billy

 

Nous prenons alors la direction de Billy. Pour changer, c'est toujours même tableau: voici encore des cadavres. Plus loin, nous sentons que nous marchons sur des outils. Manquant de lumière, nous ne pouvons nous rendre bien compte de ce que sont ces outils. Nous avons lieu de croire que ce sont des outils de déboiseurs. Où étions-nous? Nous nous sentons désorientés, perdus. Nous cherchons à gauche, nous cherchons à droite pour découvrir un passage. Nous ne découvrons rien. J'estime qu'il serait dangereux de continuer d'avancer. Car je pense qu'il doit y avoir là un dépilage déboisé contenant beaucoup d'acide carbonique provenant de la veine Joséphine du numéro 2 de Billy. Que faire alors ? Il n'y a qu'une solution: retourner sur nos pas. C'est impossible dans l'état lamentable où nous sommes, nous avons absolument besoin de repos. Nous sommes harassés, affaiblis par les privations. Notre menu est toujours le même; pour aliment, du bois; pour boisson, de l'urine. C'est à ce menu qu'il faut recourir une fois de plus pour tromper la faim et la soif.

Après un repos dont je ne saurais déterminer la durée, nous nous remettons en marche pour redescendre le beurtiat Bourlard qu'on avait escaladé avec tant de difficultés. Nény, comme toujours, est le plus désespéré; il se tient en arrière et dit à Pruvot « Restons ici, nous mourons à deux, moi j'ai fait mon signe, c'est fini. » Pruvot lui réplique vivement: « Je vais marcher tant que je pourrai, avec les autres. » Cette réplique relève un peu le moral de Nény il s'épouvante de rester seul en arrière, ce serait la mort certaine; il suit quand même. Nous voici revenus à l'orifice du beurtiat qui ne sera pas plus facile à descendre qu'à monter. Une seule ressource s’offre à nous .Couplet a conserver la corde dont il se servait pour conduire son cheval; si elle  peut résister à notre poids ,il  faudra nous glisser avec cette corde. L'opération réussit; chacun glisse à son tour; la corde a résisté et nous voici tous au pied du beurtiat.

Représentez-vous l'état d'esprit que nous pouvions avoir, tant d'efforts dépensés en pure perte ! La faim se fait sentir de plus en plus forte, la soif nous dévore; heureusement, l'air est bon. Trois hommes se détachent pour aller chercher la viande que nous avions cachée. Cette viande a une odeur repoussante; il faut bien le manger quand même. Nous attendons maintenant de pouvoir uriner pour boire. Nulle expression ne saurait rendre l'angoisse, la souffrance sans nom que nous endurons là Nous nous demandons si nous reverrons jamais :le jour. Notre position est de plus en plus incertaine. « Seigneur, disons-nous, qu'avons-nous fait pour être ainsi abandonnés. » Pendant que nous luttons ainsi, disputant pied à pied notre existence à la mort, que disent nos parents, nos frères, nos mères, nos femmes, nos enfants! Ils nous croient morts assurément et prient pour nous. Nous passons là des heures épouvantables. Nous nous abîmons dans des pensées déchirantes. Avec le repos toute fois nous reprenons quelque courage, en dépit de tous les éléments accumulés contre nous. Le froid d'ailleurs nous tourmente; il faut se remettre en route. « Allons, mes amis, allons plus loin, il ne fera pas si froid. » Nény rechigne encore pour partir. Il me dit: « César, vous êtes un homme embêtant, vous ne me laissez jamais tranquille; je voudrais dormir. »

Nous voilà donc en route une fois de plus. je pars en  tête, accompagné de Dubois Albert. Le temps me paraît plus long que de coutume. Est-ce fatigue plus grande? Est-ce découragement inconscient? je me sens accablé. Je dis à Dubois: « Va voir si tout le monde nous suit. » Il fait quelques pas en arrière, prête l'oreille et me rassure: « Oui, dit-il, ils viennent tous. » En effet, quelques instants après, nous nous retrouvons en groupe complet. Nény réclame immédiatement que l'on se couche un moment. Il parle de sa montre qui n'est pas encore arrêté, etc.... « Ah ça, lui dis-je, tu trouves bon que l'on se laisse mourir sans bouger! Si ta montre marche, marche aussi! Il ne s'agit point de se reposer, ce ne serait pas le salut, ce serait la mort. En route! »

Il faut hélas ! refaire le chemin parcouru avec tant de difficultés. Voici d'abord les onze cents mètres d'éboulis où il faut se traîner à genoux, sur le ventre, sur le côté, à gauche, à droite. Pénible position que vous pouvez imaginer, mais l'imagination n'atteindra pas la pénible réalité.

Maintenant il faut reprendre encore la voie du Caporal, aller encore et toujours à la recherche du secours, toujours espéré et jamais entrevu ni étendu.

Nous frappons sur le fer, sur les tuyaux. Notre appel n'a pas d'écho. Que de courage il faut pour ne pas s'arrêter net. Mais l'instinct de conservation domine toutes les déceptions.

 

A l'écurie

 

Il faut marcher, on marche ! Nous nous dirigeons sur l'accrochage 303. Nous arrivons à l'écurie. C'est une étape moins malheureuse. A l'entrée, nous heurtons le cadavre d'un cheval asphyxié, la chair est en décomposition, nous en découpons néanmoins un morceau que nous mangeons avidement.

Nous cherchons ensuite à tâtons s'il ne se trouve là aucun objet qui puisse nous être utile. Quel bonheur! voici un seau; l'un de nous le porte à l'accrochage où il tombe un peu d'eau. Nous allons donc boire, quel soulagement! Plus loin, c'est un fond de sac d'avoine. Quelle aubaine! J'en distribue à chacun une poignée.

Jamais cheval ne fit tant d’honneur a son picotin, que chacun de nous à la poignée d’avoine, qu’il grignotait avec délices.

Oui, amis lecteurs, croyez bien que nous nous sommes régalés là avec ce repas de rongeurs ! Nous eûmes là une sensation de plaisir gourmant à laquelle n'est pas comparable celle que vous pouvez éprouver à l'entrée d'une salle à manger où sont servis des mets fumants, bien préparés et d'odeur appétissante. Nous fumes là un véritable banquet qui nous réconforta

 

On Vient!

 

Quand on se sentit ainsi rassasié dans la mesure du possible on s'abandonna à un repos qui était utile.

Je frappe encore une fois sur les tuyaux. Mes compagnons appellent. O surprise heureuse ! Des voix nous répondent. Nous pensons que ce sont des ouvriers occupés à des réparations dans la fosse. Vous dire le frisson d'espoir qui nous agite tous n'est pas possible. Nous disons: « Cette fois, nous touchons à la fin de nos tribulations. La délivrance est imminente. » Nous attendons, mais personne n'arrive. De temps en temps, nous crions et on nous répond toujours. Nous trouvons étrange que, notre appel étant entendu, on ne soit pas depuis longtemps descendu à notre aide. Nous sommes tous debout à l'accrochage, impatients d'entendre l'arrivée du secours. Rien! toujours rient Et cependant, selon notre opinion à tous, c'est bien du trou de la fosse qu'on nous a répondu. Il faut s'en assurer. Nous rappelons de nouveau. Cette fois, nous sommes édifiés. Ce sont des camarades qui errent comme nous dans le noir labyrinthe et qui se trouvent à l'étage 231. Puisqu'ils ne viennent pas à nous, nous irons à eux. Nous décidons de monter le beurtiat 303 pour arriver à 280.

Nous voici de nouveau dans la bowette; 200 mètres plus avant, nous arrivons au pied de 231. Ce trajet nous a demandé beaucoup de temps et d'efforts.

 

Deuxième Rencontre

 

Les forces s'épuisent. Heureusement, voici enfin l'accrochage et ceux que nous cherchions sont là. La conversation s'engage. C'est Boursier qui commence: « Qui est là? » - « C'est nous. » -- « Qui nous? Dites vos noms... »

Au même instant, deux grandes exclamations sont poussées à la fois: « Papa »  « m’'garchon! » et deux corps s'étreignent en s'agenouillant, et l'on attend des sanglots entrecoupés de baisers. La voix du sang venait de parler. Dans cette obscurité si lugubre, l'attirance d'affection naturelle jetait dans les bras l'un de l'autre le père et le fils: notre vaillant camarade Pruvot et son petit Anselme. Je laisse au lecteur toute liberté d'imagination pour apprécier ce que dut être cette rencontre d'un père et de son enfant perdus à 300 mètres sous terre. Nous pleurons tous de la plus intense émotion; et tout en songeant aux nôtres, aux êtres chers que nous aurions tant voulu embrasser aussi, nous partagions la joie de notre compagnon.

 

Treize !

 

Notre groupe de dix passait donc au chiffre 13 avec les trois autres reclus rencontrés: Anselme Pruvot, Boursier et Woittiez.

Le nombre treize, réputé nombre de malheur, devenait pour nous nombre de bonheur. Il semblait par l'effet moral bien faisant que produisit cette réunion que nous nous trouvions moins perdus, moins abandonnés, moins dans l'incertitude de notre sort.

Nous nous sentons ragaillardis. Nous renaissons plus que jamais a l’espérance ;il nous semblait que les choses se modifiaient à notre faveur. Nous mangeons du cheval, nous remplissons nos boutelots, c'était une ducasse sans illuminations à 235 mètres sous terre. Nous nous sentions vraiment l’âme en fête; nous en arrivons à oublier peines, fatigues et soucis. Nous nagions en pleine illusion; nous, nous pensions à l'instant de revoir nos bons parents, notre femme, les têtes de nos enfants chéris.

Et dans cette douce croyance d'espérance, nous nous reposâmes plus tranquilles. Combien de temps, je ne saurait évaluer car tous les éléments faisaient défaut à cet égard.

 

Nouvelle Orientation

 

Woittiez connaît bien le quartier où nous nous trouvons; c'est un guide de plus et de bon conseil. Nous suivons la descenderie pour arriver à 280.

L'accrochage est rempli de cadavres. L'air est chaud car le feu est à proximité. Nous passons précipitamment, nous craignons le danger qui peut nous menacer au sujet du feu. Nous entrons dans la voie de Julie; nous marchons tout le temps sur des cadavres. Nous rencontrons une descenderie qui nous conduit de nouveau dans la voie Julie entre 306 de Billy, fosse no 2 et 280, accrochage du no 3 de Méricourt.

Nous suivons la direction vers Billy. Nous sommes obligés de marcher sur les genoux une distance de 400 mètres au moins, car il faisait très petit dans la voie. Nous trouvons des outils. Nous rencontrons une taille, nous descendons et nous allons buter contre des berlines en fer. C'est une remarque de grande importance pour nous. A Méricourt, ce sont des berlines en bois; donc nous sommes dans la bonne direction. Nous nous en réjouissons évidemment. Nous continuons à descendre, toujours descendre. Il nous paraît que nous sommes dans des treuils. Levant au hasard les mains au toit, nous sentons un tuyau à air comprimé. C'est pour nous un guide. Poursuivant notre route, il nous semble arriver, après 700 mètres environ de marche, à une porte.

 

Vers la délivrance

 

Cette fois, ça y est, nous sommes sauvés !

Une lumière éblouit nos yeux, depuis longtemps accoutumés à l'obscurité. Nous sommes bientôt en présence du garde d'écurie. Notre arrivée le surprend. Pris d'une peur incroyable, il reste muet et immobile. Nous avons beau l'appeler, lui demander quel jour et quelle heure il est, il n'écoute rien! Il est sous le coup d'une surprise et d'un saisissement dont on ne peut se faire l'idée. Il casse le verre de sa lampe de sûreté tant il a la crainte à la vue des morts qui avancent vers lui. Le cœur de ces revenants sortant du tombeau de sinistre et universellement renommé, palpitait d'une joie fébrile et facile à comprendre, Nous étions donc délivrés, nous avions trouvé la sortie tant cherchée ! Bientôt, voici devant nous le surveillant Charles Surmont. Nous l'entourons et il nous conduit à l'accrochage. Toute l'équipe d'ouvriers qui travaillaient là au déblaiement accourt vers nous.

Le premier qui me reconnaît, c'est Victor Stievenard. Il me dit: « C'est toi, pauvre César ! quel bonheur de te voir récapé. » Il m'embrasse et aussitôt, prenant sa bistouille, me donne à boire et me présente un morceau de pain. Les autres ouvriers font de même à l'égard de mes camarades; quelle satisfaction de boire un bon petit coup et quel bonheur de revoir la lumière ! Quel bonheur de causer et de demander des nouvelles, Nous apprenons que nous avons été vingt jours et vingt nuits sous terre. Il est sept heures et demi du matin-30 Mars-notre calvaire est fini.

Bientôt la cage est prête pour la re monte ; immédiatement ; on fait monter la moitié des récapés. Je demande à monter dans la deuxième Cage avec l'ami Stievenard  qui m 'a fait si cordial accueil; on me donne satisfaction.

 

Au jour !

 

 

Nous arrivons au jour. Notre apparition bouleverse tout le monde; nous ne nous rendons pas longtemps compte de ce qui se passe.

Nous n'en pouvons plus. L'air est trop fort pour nous et nous nous sentons faiblir d'un seul coup. L'infirmière nous recueille et le bon docteur Lourties nous soigne comme des enfants.

Dans notre précaire situation de récapés nous sommes en effet des enfants. mais des enfants de la plus noire et de la plus terrible misère qui se puisse con­cevoir.

Vingt jours et vingt nuits sous terre, en marchant au hasard dans les ténèbres pour échapper aux gaz asphyxiants qui nous menacent de toutes parts.

Vingt jours et vingt nuits dans la mine transformée en charnier puant à chercher sur les cadavres de nos frères de travail quelque ressource que nous puissions utiliser.

Vingt jours et vingt nuits d'efforts continuels pour nous frayer passage, sans un aliment sain, sans lumière, sans un abri sûr pour le repos.

Vingt jours et vingt nuits de lutte contre la faim, en mangeant comme plat de résistance: du bois, de la toile, du cheval empuanté; et comme dessert, en un jour moins inclément, un peu d'avoine et de coupage.

Vingt jours et vingt nuits de soif intolérable sans boisson digne de se nom. Vingt jours et vingt nuits à essayer de nous désaltérer en buvant d'abord une eau empoisonnée et ensuite notre propre urine recueillie dans nos boutelots.

Vingt jours et vingt nuits de doute, d'incertitude, d'angoisse morale, d'ignorance absolue des événements auxquels était due notre séquestration infernale

Jamais bourreau n'a pu imaginer pour un criminel un supplice égal à celui-là.

 

 

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