SAMEDI 10 MARS 1973...

 

 

Une vingtaine de personnes se sont rassemblées sur la place de l'Hôtel de Ville de Billy-Montigny pour commémorer, dans une stricte intimité, le 67e anniversaire de la catastrophe de Courrières.

 

Il est 11 heures. Sous un soleil printanier, M.Paul Beaufils, maire, ses adjoints, des conseillers municipaux, le secrétaire général et le chef de bureau de la mairie, deux personnalités locales et le fils d'une victime de la catastrophe gagnent le cimetière communal où viennent les rejoindre M. André Delelis, député-maire de Lens, et son suppléant.

 

L'enceinte du cimetière franchie, nous embrassons d'un premier coup d’œil une multitude de monuments funéraires de toutes sortes. Et, perdu dans le lointain, au bout d'une allée en pente, le calvaire.

 

Lentement, nous avançons. Le regard, un peu surpris, découvre,à gauche ,par-dessus les tombes la cime verte de quatre conifères. De magnifi­ques cyprès au feuillage touffu : symboles incorruptibles d'un deuil natio­nal déjà bien éloigné. Le lieu de notre pèlerinage sans faste.

 

Là, des troènes, taillés bas, délimitent une large bande de gazon agrémentée de rosiers, bande de gazon coupée en son milieu par une rangée de simples et uniformes dalles de ciment usées par le temps. Sur ces dalles, des noms à peine lisibles. Des noms que l'on retrouve gravés sur des plaques de marbre apposées sur un mur de pierres caché par deux des cyprès qui, majestueusement, montent la garde aux quatre coins de la fosse commune où reposent la plupart des victimes de Billy-Montigny. Un lieu austère.

 

Face à cette fosse, de l'autre côté de l'allée, un monument érigé à la mémoire des victimes du travail. Scellée sur ce monument, une plaque de bronze rappelle en lettres voilées la plus grande tragédie minière de l'his­toire symbolisée par une mère éplorée; la jambe droite repliée, le pied nu reposant sur une marche, elle maintient contre elle un jeune enfant dénudé, assis sur sa cuisse, le regard plein de tristesse. L'humanité souffrante.

C'est la minute de silence, de recueillement. Une minute émouvante pour tous, mais plus encore pour le doyen d'âge du conseil municipal, mon collè­gue Jean-Baptiste Colcanap, dont le beau-père repose dans la fosse commune. Et aussi pour Roland Laurent, fils d'une autre victime de la catastrophe, qui, fidèlement, participe chaque année à cette manifestation du souvenir.

 

 

Je rentre chez moi, rue Alfred Dupont, songeur...

D'une fenêtre de la maison, les bâtiments de l'ancienne fosse 2 me se­raient apparus bien proches...

 

Pour me rendre au travail, je descends la rue qui mène à la Nationale 43. En face, au-dessus d'une station d'essence, se détachent dans le ciel les chevalets des puits 6 et 14 creusés à Fouquierès-lès-lens et dont l'en­semble forme la fosse 6 où j'ai effectué ma première descente au "fond"...

 

De retour à la maison, en revenant du travail, c'est le terril de l'an­cienne fosse 10 qui se présente à mon regard...

 

Vais-je dans le jardin ? Une autre image me frappe : les chevalets des deux puits de la fosse 3, l'un ancien, l'autre ultra-moderne, semblent repo­ser sur le toit d'une maison de coron...

Sous ce jardin, sous cette maison que j'habite, combien d'hommes et d'enfants sont morts ?...

Mon univers ? La mine et ses mineurs. Un monde à part...

 

Le charbon ? Il est à la base de la révolution industrielle. Il a trans­formé notre société...

 

A qui devons -nous en outre le redressement"de l'économie nationale au lendemain de la Libération ?... A qui devons-nous indirectement les amélio­rations sociales, le confort ?...

 

AUX MINEURS ! Ces travailleurs obscurs qui arrachent le charbon aux entrailles de la terre. Des travailleurs à la merci de nombreux accidents, en proie à la silicose. Une catégorie professionnelle en voie de disparition...

 

Pour une meilleure compréhension des évènements qui vont être relates, une certaine connaissance des structures de la mine semble nécessaire. Une visite des chantiers souterrains en donnera un aperçu en même temps qu’elle permettra de découvrir les impressions ressenties par ceux qui, pour la première fois , vont a la découverte du métier de mineur.

Embauché le 1 er février 1948, je suis entré aux Houillères comme moni­teur de formation générale dans le centre d'apprentissage minier aménagé au stade Paul Guerre de Billy-Montigny. Et, au cours de la première  quinzai­ne de travail, en compagnie de jeunes apprentis, je dus subir le baptême de la mine. Une obligation assez redoutée en soi, et par tous.

Le jour dit, rendez-vous à 7 heures devant les grilles du carreau de la fosse 6 que nous franchissons avec une certaine appréhension : dans quel­ques instants, ne serons-nous pas à plusieurs centaines de mètres sous terre ?

 

Nous nous rendons d'abord aux lavabos pour revêtir la tenue de mineur ; les "loques ed' fosse", de grosses bottines, la barrette nous ont métamor­phosés. Le moniteur, qui nous guide, sourit, taquine les uns et les autres. Nous commençons à nous détendre.

 

Nous passons ensuite à la lampisterie. Le préposé remet à chacun une lampe qui porte un numéro ; il nous pointe en fonction de ce numéro. Au cas où les lampes "tarderaient" à reprendre leur place dans le râtelier, nous pourrions être considérés comme perdus et des recherches seraient alors or­ganisées. Aucune allusion à une éventuelle catastrophe, bien entendu...

 

Nous voilà donc maintenant parés pour la descente. Nous gravissons l'escalier qui conduit au moulinage, endroit du chevalet réservé à la descen­te, à la remonte du personnel et des berlines, lesquelles circulent sur les rails et se heurtent dans un bruit assourdissant. Quant aux chevaux et au matériel lourd ,ils sont descendus à partir de l'orifice du puits, le clicha­ge.

 

La cage surgit soudain, oscille, se pose sur des taquets qui la stabi­lisent au niveau du moulinage. Des berlines pleines de charbon en sortent et sont poussées vers une trémie où est basculé le charbon qui tombe direc­tement dans des wagons.

 

Moment crucial : lampes allumées, nous entrons dans la cage. Elle est reliée à une machine par un câble qui passe par ces molettes que nous avons l'habitude, de voir tourner au faite des chevalets, cela nous le savons. Mais si le câble casse ? Sa rupture déclencherait un dispositif qui freinerait et bloquerait la cage le long de barres métalliques, les "guides". Descendre dans une mine ne présente donc a priori aucun risque.

 

Serrés les uns contre les autres, nous nous sentons néanmoins tout pe­tits. Des sonneries retentissent. C'est la chute. Le cœur nous manque un peu, les oreilles se bouchent. Secoués, l'esprit un peu perdu, les parois du puits défilent devant nos yeux plutôt que nous les regardons. Un éblouis­sement soudain, et de nouveau une semi-obscurité. "C'est un ancien accrocha­ge", entend-on vaguement. Un deuxième éclair, puis un troisième.

 

La cage ralentit, s'arrête. Un homme enlève les barrières. Nous sommes l'accrochage. A près de cinq cents mètres sous terre. La descente a duré peine une bonne minute !

Notre étonnement est grand. L'endroit est vaste, bien éclairé. Pour un peu, on se croirait dans le métro. L'accrochage ? Une gare souterraine d'où partent vers les chantiers le matériel et les berlines vides, une gare où sont collectées les berlines remplies de charbon.

Comment est structurée une mine ? Le moniteur nous l'explique. Le puits traverse le terrain houiller composé de couches de charbon séparées de bancs de schistes et de grés. A partir du puits, à des profondeurs variables, sont creusées des galeries, voies spacieuses dont l'ensemble forme les niveaux ou étages successifs, ces accrochages rencontrés au cours de la descente. La bowette est-elle à l'étage 321 ? Cela signifie qu'elle se situe à 321 mètres de profondeur.

 

Ces bowettes, ou travers-bancs, coupent les veines de charbon à partir desquelles sont aménagées des voies plus étroites, parallèles à ces veines, étayées de rondins. Le long de ces voies, des trous creusés dans le charbon des tailles.

 

Autres voies de communication entre bowettes à niveau différent : les montages qui découpent le gisement en quartiers et assurent l'aérage ; les bures ou beurtiats, petits puits à l'intérieur de la mine.

 

Allons maintenant à la rencontre du charbon.

 

Nous nous engageons dans une bowette spacieuse dont la voûte est main­tenue par des "couronnes" en fer, un soutènement solide prévu pour durer au moins le temps de l'exploitation du charbon à cet étage.

 

Puis nous empruntons une galerie de section réduite, à la forme trapézoïdale : de gros rondins maintiennent au toit un autre bois; le tout régulièrement espacé. Par endroit, des rondins cassés sous la pression des ter­rains.

 

Nous marchons maintenant dans le noir, éclairés seulement par nos lampes Notre démarche est mal assurée, nous buterons contre les rails. Sur notre chemin, des "portes" ouvertes avec plus ou moins de difficultés. L'air de­vient chaud. Nous respirons à grande peine. Mais au loin, le bruit de mar­teaux-piqueurs. Nous approchons du but...

 

... Et voilà la taille-école où se perfectionnent les jeunes mineurs sortis du centre d'apprentissage. A genoux, le torse noirci, les uns abattent le charbon, le jettent à l'aide d'une pelle dans des couloirs oscillant: qui l'évacuent vers des berlines. D'autres, pour prévenir tout éboulement, étayent le "toit" de la taille à l'aide de bois....

 

Une vision quasi fantomatique dans le fracas des couloirs métalliques et le bruit saccadé des marteaux-piqueurs. Un long moment, à travers un voile de poussière piqueté de lumières en perpétuel mouvement, nous les re­gardons manœuvrer avec subtilité dans cet espace réduit où ils ne peuvent se tenir debout : la veine de charbon n'a par endroit que 80cm d'épaisseur ! Nous sommes là : silencieux, étonnés, surpris, pleins d'admiration et de respect pour ces "génies" de la mine... Nous avons oublié que nous sommes enterrés !

Mieux, je suis invité à entrer dans la taille. Un jeune mineur me tend son marteau-piqueur. A genoux, le dos courbé, j'arrache péniblement à la vei­ne quelques kilos de charbon. Dans les profondeurs de la terre, j'éprouve une joie intérieure, une sensation indicible de fierté : la grande famille des mineurs m'a adopté...

Mais l'heure tourne. Il nous faut quitter, à regret, le sommet de no­tre visite : des mineurs "à l'abattage". Nous avançons jusqu'au fond de la voie où des ouvriers cassent la croûte, l'équipe de "traçage". Après un amical bonjour, leur chef nous explique la technique du creusement des voies et le rôle des géomètres qui en assurent l'orientation. Traceur, un emploi qui permet de travailler debout, un emploi que beaucoup préfèrent à celui d'abatteur.

 

Nous revenons ensuite sur nos pas et gagnons un coin tranquille pour un re­pos bien mérité au cours duquel nous mangeons des tartines beurrées, un fruit, avec des mains sales, noircies, les vêtements poussiéreux : nous "fai­sons briquet".

 

Au cours de la pause, le moniteur nous donne des précisions complémen­taires sur l'exploitation d'une tranche de gisement. Il en rappelle la dé­limitation par deux bowettes partant du puits, bowettes qui coupent les couches de charbon, toutes pentées. A partir de l'endroit où la bowette a rencontré le charbon, on créé les quartiers d'exploitation que longent deux voies :la voie de tête par où arrive le matériel, et la voie de base par où sont évacués les produits. Ces deux voies, qui, à des niveaux différents, encadrent la taille, sont reliées par des plans inclinés dans lesquels les berlines sont manœuvrées à l'aide d'un treuil.

 

La pause terminée, nous retournons vers le puits par un autre chemin. Notre visite des installations du fond est terminée. Nous franchissons de nouveau des portes. De la chaleur nous passons à un air vif. C'est l'accro­chage !

 

Avec quel soulagement nous reprenons la cage ! La remonte ? Une sensa­tion agréable ! Très rapidement, nous nous retrouvons au jour, le visage bigarré, les yeux cernés de noir, méconnaissables.

 

Quelle joie de revoir le ciel ! Pour la première fois, j'ai goûté, comme jamais, le bonheur de travailler au grand jour, à l'air libre !

L'heure de nous quitter n'est cependant pas encore arrivée. Le moniteur nous conduit en effet auprès d'un puissant ventilateur branché sur le puits de retour d'air fermé par un plancher étanche à deux battants qui s'ouvrent au passage de la cage et se referment.

 

D'où vient l'air que l'on respire dans la mine ? Notre guide explique le principe de l'aérage des chantiers souterrains. A cet effet, deux puits sont nécessaires, proches comme c'est le cas à Fouquières, ou éloignés. Le ventilateur, en aspirant .L'air dans le puits dont il dépend fait entrer l'air ambiant dans l'autre puits. Des portes -ces portes que nous avons ren­contrées au cours de la visite- obligent l'air à descendre jusqu'au fond de ce puits ; d'autres portes canalisent l'air dans les différents quartiers.

Si le chantier est en cul-de-sac, un système de ventilation est aménagé à partir d'une galerie aérée...Et si le ventilateur-aspirateur tombe en panne Un second est prêt à fonctionner immédiatement !...

Ces rues, ces places de Billy qu'arpentent chaque jour des milliers de personnes...; ces rues des communes avoisinantes qui déversent vers la ville un flot de personnes le dimanche à l'heure du marché, les jours de fêtes et de ducasse... ;cette rue Nationale 43 qui la traverse, et sur laquelle circule une multitude de voitures.... Que n'auraient pu dire  ces lieux publics sur la journée du 10 mars 1906 et les semaines qui suivirent !... S'ils étaient doués de la parole.

 

Ce sol que je foule chaque jour, combien de drames n'a-t-il vécus, que de souffrances n'a-t-il connues !

Dans ce gisement minier du Nord et du Pas-de-Calais, réputé le plus mauvais du monde, des générations d'hommes ont accompli un labeur pénible sans lequel l'industrie n'aurait pas atteint le haut niveau que nous lui connaissons.

Les mineurs peuvent prendre. leur retraite à 50 ans s'ils ont au moins 30 ans de service dont 20 ans de fond. Prématurément usés par le travail, handicapés par des accidents ou la terrible silicose, combien profitent du 3e âge ?...

 

Au crépuscule des Houillères, un devoir s'impose à notre génération  celui d'honorer tous ceux qui ont consacré leur vie à la mine, tous ceux qui en ont été victimes.

A TRAVERS L'EPOUVANTABLE CATASTROPHE MINIERE DE 1906.


 

 

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