CHAPITRE XIV

 

LE POINT AU 29 MARS 1906

 

A l'hôpital de Lens, trois galibots de la fosse 4 sont l'objet de soins attentifs.

Dans la salle de l'Immaculée Conception, Paul Vion de Méricourt-Village. Pour l'instant, il sommeille. Son visage n'a pas souffert des morsures du feu. Mais le malheureux ne reconnaît plus ses parents et la salle retentit parfois de ses cris. A plusieurs reprises il a tenté de se briser le crâne contre le mur. Il a perdu la raison ...

Dans une salle commune, Jean-Baptiste Lemal et Lucien Dargencourt respectivement de Méricourt-Corons et de Noyelles-sous-Lens. Le corps de Jean-Baptiste a été atrocement brûlé. Les médecins espèrent lui sauver la vue ; d'aucuns en doutent. De sa bouche aux lèvres épaissies ne sortent que des sons intraduisibles ... Lucien est moins atteint. Il repose, les mains enveloppées d'épais bandages. Il ne se souvient de rien. Il a été comme assommé et s'est réveillé à l'hôpital.

Depuis le 11 mars, on recherche le soldat Désiré Isleb, porté déserteur ...

Il avait profité d'une permission pour travailler à sa fosse d'origine, la fosse 3. Deux jours avant l'expiration de cette permission, il était encore descendu au fond de la mine. Pour la dernière fois. Sa descente a été officiellement constatée par la gendarmerie, et l'autorité militaire immédiatement pré­venue.

Combien de travailleurs sont morts des suites de la catastrophe? Les renseignements recueillis et centralisés à la préfecture d'Arras donnent 401 victimes à Méricourt, 270 à Sallaumines, 118 à Billy-Montigny, 104 à Noyelles-sous-Lens, 141 dans 20 autres communes. Soit au total : 1 034 MORTS.

La Compagnie des mines de Courrières est-elle respon­sable de la catastrophe ? Entièrement, si l'incendie de la veine Cécile en est la cause. Sa responsabilité pourrait être cepen­dant dégagée en tout ou en partie si le sinistre était dû par exemple à l'explosion d'une cartouche de dynamite qui aurait provoqué une inflammation des poussières. A partir des cau­ses de la catastrophe, il appartient à la justice d'établir le degré de responsabilité de la Compagnie, auquel est lié le montant de la pension à verser aux veuves et aux orphelins.

Deux Parquets sont d'abord saisis de l'affaire, celui d'Arras parce que la fosse 3 se trouve dans sa circons­cription ; et celui de Béthune pour les fosses 2, 4 et 10. Cela se traduit par des enquêtes parallèles et l'audition des mêmes témoins. Finalement, le Parquet de Béthune est seul chargé de l'instruction. Une instruction bien difficile à mener il faut connaître la mine, il faudrait enquêter sur place. Or la mine est ravagée, et il est impossible d'approcher de la veine Cécile. Reste l'audition des survivants et des agents employés dans les fosses sinistrées.

Lavaurs, Bar, Petitjean estiment avoir pris toutes les précautions d'usage quant aux moyens à employer pour la lutte contre le feu qui s'était déclaré.

Des ouvriers témoignent : peu avant la catastrophe, l'air était irrespirable, des ouvriers avaient été remontés à demi­ asphyxiés ; les murs dressés pour étouffer l'incendie étaient trop faibles.

Des ingénieurs ne prévoyaient-ils pas la catastrophe?

- Nous sommes très inquiets ; il y a le feu dans la fosse numéro 3 et nous n'avons pu déterminer exactement l'étendue du foyer, aurait dit l'ingénieur Barrault la veille de la catastrophe.

Le juge d'instruction s'inquiète du nombre exact des victimes et demande à consulter la liste des mineurs descen­dus le 10 mars. Elle n'existe pas. On pointerait les descentes au moyen des lampes, mais sans relever le nom des personnes.

Le juge se rend à la mairie de Sallaumines, puis à celle de Billy-Montigny : aucun acte de décès n'a encore été enregistré. Or cette pièce est indispensable pour faire établir les droits aux pensions.

Dans une interview accordée à un journaliste, Tournay ne cache pas son désarroi ; Billy-Montigny compterait 128 morts, reconnus ou annoncés, auxquels il conviendrait d'ajouter 18 autres victimes difficilement reconnaissables, présumées habiter la commune. Total : 139 victimes. Or, depuis la catas­trophe 180 personnes auraient disparu. Où sont les 41 man­quants? Comment pointe-t-on les ouvriers? «Telle lampe est passée, untel est descendu » ... Des morts ont été re­trouvés porteurs de lampes de vivants, et des vivants sont remontés avec des lampes de morts.

Les causes de la catastrophe : coup de grisou ? explosion de gaz à partir de l'incendie dans la veine Cécile? Inflammation de poussières due à un coup de mine ou à une explosion de cartouches? Une enquête qui s'avère délicate, longue et laborieuse.

De son côté, Marty, juge de paix à Lens, a commencé l'audition des ayants droit des mineurs tués, audition prescrite par la loi. A la mairie de Sallaumines, il a entendu le 27 mars les familles de Duez Antoine, Cerf Arthur, Debruyne Henri et Humez Alfred. Le lendemain, il entendra à la mairie de Billy­Montigny les familles de six autres victimes.

Vendredi 23 mars à 9 heures. Le comité central chargé d'organiser les mesures d'assistance et de secours se réunit au ministère des Travaux publics sous la présidence d'Emile Loubet.

Avant l'ouverture de la séance, le ministre Barthou pro­nonce une allocution au cours de laquelle il dit notamment « ... L'épouvantable catastrophe de Courrières, la plus grande et la plus douloureuse que l'histoire minière ait jusqu'ici enre­gistrée, a frappé de stupeur et de pitié l'opinion publique. Juste­ment résolue à exiger des autorités judiciaire et administrative la recherche impartiale des causes de l'accident, elle a voulu, par le soulagement rapide de toutes les misères, en atténuer les conséquences. L'élan a été unanime. Le mouvement de générosité qui s'est affirmé comme un devoir social, juge et honore une époque ... ».

L'importance des fonds recueillis, ajoute-t-il, impose un contrôle dont seront chargés les membres du comité. Il remercie Emile Loubet d'en avoir accepté la présidence, «moins comme un honneur que comme un devoir ». Recevoir, centraliser et répartir les fonds des souscriptions publiques est une tâche délicate et complexe. « Cette répartition, dont l'impartialité est ainsi hautement assurée, n'oubliera pas les familles belges dont tant de membres gisent au fond de la mine avec leurs camarades français de travail. Le devoir humain ne s'arrête pas à la frontière ».

Loubet remercie le ministre et l'assure de tout le dé­vouement du comité. Il rappelle l'effort considérable déjà réalisé par le comité local du Pas-de-Calais qui, ayant déjà reçu plus de 900 000 F, a commencé une première distribution. Le comité demande à la préfecture d'Arras de lui faire parvenir d'urgence tous renseignements nécessaires à une répartition équitable des fonds. Désormais, les dons et sommes recueillis devront être adressés à la Banque de France.

Des problèmes restent à régler. Quel barème fixer? Comment distribuer les sommes recueillies? Entièrement, mais en constituant un pécule pour les orphelins? Le comité décide de remplir sa mission le plus rapidement possible et de se réunir à nouveau dès le lundi matin.

Samedi 24 mars. A Billy-Montigny a lieu la première distribution des secours officiels. Le bureau est composé de Tournay, Laurent ; Daubenton, percepteur de Lens ; Verton, délégué de la Caisse de secours ; et Frémaux, représentant de la Compagnie.

Mardi 27 mars. Par arrêté du Ministre de l'Intérieur sont nommés membres du comité central de répartition des secours Basly, Lamendin, Béharelle, Delelis, députés ; Boudenoot, séna­teur ; Reumaux, directeur général des Mines de Lens ; Martinier, trésorier général du Pas-de-Calais ; Dubar, président de l'Asso­ciation de la Presse républicaine départementale.

Le même jour, la presse informe : le conseil municipal de Valence a voté 500 F en faveur des familles des victimes ; le conseil municipal de Reims a voté 1 000 F ; l'évêque maronite du Caire a remis la somme de 1 100 F ; la Société minière internationale de Saint-Avold a souscrit 100 000 marks. Les dons et oboles affluent de toutes parts.

Jeudi 29 mars. Dans le courant de la journée, six mem­bres de la Croix Rouge Française, venus à Billy-Montigny, remettent à chacune des veuves des mineurs tués un secours de 50 F.

Bien des foyers n'ont plus de charbon. Et l'hiver a repris rigueur.

Sur la route, par-ci, par-là, des parents, des enfants traînent de vieilles caisses montées sur quatre roues. Parfois, ce sont des chiens qui tirent de vieilles charrettes.

Où vont-ils? Vers les terrils où sont amoncelées les pierres remontées de la mine avec le charbon. Qu'espèrent-ils ? Grappiller un peu de houille parmi ces pierres.

Certains se sont même attaqués à la voie ferrée sise entre la fosse 7 de Courrières et Montigny-en-Gohelle. Le terrain est marécageux. La voie ferrée s'affaissant, il a fallu la renforcer de pierres provenant des terrils. Des hommes, des enfants creusent dans le remblai, glanant des miettes de charbon ... Pour conjurer le froid.

La situation des industriels est inquiétante. Par suite de la pénurie de houille seront-ils contraints à fermer leurs usines ?

Dans les ports de la mer du Nord et de la Manche, on signale l'arrivée de charbons étrangers. C'est ainsi que trois « vapeurs » . sont entrés dans le port de Boulogne le mardi 20 mars. Au total, près de 5 000 tonnes de houille sont débarquées...

Il en vient également par voie ferrée. D'Allemagne notamment qui extrait chaque jour plus de charbon qu'elle ne consomme. Grâce à des tarifs spéciaux consentis par les chemins de fer de ce pays et à des primes d'exportation, le charbon est offert à la clientèle française au même prix que le charbon français ... Pour la réception des charbons allemands, un service supplémentaire de trains a dû être organisé en gare de Jeumont ...

Les commandes de charbon adressées aux Compagnies minières françaises sont passées à l'étranger ...

Broutchoux est condamné à 2 mois de prison par le tribunal correctionnel de Béthune.

 

Au cours de la séance du 22 mars, les ministres, réunis en Conseil, ont décidé d'accorder des distinctions honorifiques aux sauveteurs allemands et français.

L'incendie à la fosse 2 est-il enfin circonscrit? Le feu est maintenant attaqué sur deux fronts. Mais l'aérage a dû être restreint. Les hommes ont peine à respirer. Et un soir, c'est l'accident. Un pompier de Paris et un ingénieur tombent sans connaissance. Ramenés rapidement dans la bowette, ils sont heureusement réanimés.

Chaque jour parait un communiqué laconique. Celui du 28 mars est cependant plus explicite

« Nous avons avancé au sommet du treuil de deux à trois mètres vers la gauche. Le feu existe à droite et à gauche et devra être combattu des deux côtés. On prépare un montage intermédiaire destiné à attaquer le feu à gauche du treuil. »

« Un ventilateur a été amené au pied du treuil le plus à gauche et on a posé la canalisation d'air comprimé. On pousse également le boisage provisoire de la communication vers Méricourt - Signé : LEON »

L'incendie dans le treuil a été maîtrisé. Les sauveteurs, munis de leurs appareils, ont pu explorer les galeries et ont découvert une centaine de cadavres, recouverts immédiatement de chaux. Grâce au ventilateur, les corps pourront être mis en bière et remontés. Malheureusement, peu après, un éboule­ment barrera l'accès du quartier.

La veille, étant donné la diminution de l'intensité de l'incendie, Weiss avait proposé et fait décider l'ouverture du barrage de 306 resté fermé depuis son achèvement ...

Quant aux sauveteurs allemands, il n'en reste plus que trois ... Ils instruisent 8 mineurs désignés pour former la future équipe de sauveteurs de la Compagnie.

Quant à leurs camarades, ils ont quitté Billy-Montigny le mardi 27 mars pour retourner en Westphalie, via Mazin­garbe ... , sur invitation du directeur des mines de Béthune, Mercier. . .

 

Arrivés en gare de Bully-Grenay à 8 h 08, un train les avait conduits à la fosse 10 de Sains-en-Gohelle dont ils visitèrent les installations du jour et du fond, une fosse modèle. Ce fut ensuite le déjeuner : au château Mercier pour les chefs de l'expédition ; chez Potier, à proximité de la gare de Bully-Grenay, pour les autres sauveteurs.

Pendant ce temps, accroché en queue du train No 2006, le fourgon contenant le matériel de secours quittait la gare de Billy-Montigny vers 14 heures à destination de Lille l'équipe de sauveteurs parvenait vers 16 h 45.

Un rapide repas froid au buffet de la gare ... L'arrivée du « Calais-Cologne » ... Au revoir ! Et merci ! ... Auf Wieder­sehen! ... Le rapide démarre. Il est 17 h 02.


 

 

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