CHAPITRE VI

LE PAYS MINIER EN DEUIL
REND SES MORTS A LA TERRE

 

Depuis deux heures du matin, la neige tombe à gros flocons. A l'aube de ce mardi 13 mars, elle recouvre le sol d'un épais tapis blanc ; la nature enveloppe dans un immense linceul toutes les victimes restées au fond, les associant ainsi aux funérailles de celles qui, remontées au jour, ont été ensevelies dans de blancs draps immaculés.

Sur les quais des gares de Billy-Montigny et de Lens, aux haltes de Méricourt et de Sallaumines, des trains bondés déversent un flot de mineurs endimanchés, de femmes vêtues de noir, en chapeau ou la tête couverte d'un simple fichu, les yeux rougis de larmes. Dès les premières heures du jour, sur la route nationale Lens - Billy-Montigny - Hénin-Liétard, une foule de parents, d'amis, s'enfonçant dans la neige qui ne cesse de tomber, s'avance, grave, silencieuse, vers les lieux des obsèques.

Les magasins sont fermés, les maisons restent closes. Un peu partout, aux étages des édifices, des drapeaux crêpés de noir. Un silence de mort règne : le bassin minier a momenta­nément cessé de vivre.

A la fosse 3 de Méricourt se déroulera tantôt la céré­monie officielle. Un hangar, à usage de dépôt de charbon, a été transformé en chapelle.

Les cercueils, une vingtaine, sont amenés par train. Des mineurs, des « brancardiers de Lourdes » venus d'Arras les transportent jusqu'à cette chapelle où ils sont alignés devant un autel édifié à la hâte. Sur le trajet, des soldats, baïonnette au canon, rendent les honneurs.

Les cloches des églises, proches ou lointaines, sonnent le glas rendu plus lugubre par la neige, une neige qui semble vouloir recouvrir vivants et morts.

Des mineurs, en tenue de fosse, se tiennent devant les cercueils dont deux seulement portent un nom : Louis Alphonse, agent de maîtrise mort en portant secours à ses camarades, et Antoine Duez, mineur. Les autres : « Inconnu » . Des couronnes les recouvrent : rouges pour la plupart ; l'une ressort particulièrement, faite de pensées, de lys, de roses sur fond de velours violet : c'est la couronne offerte par le Président de la République.

Soudain, un cri : « Garde à vous ! ». Les soldats mettent l'arme à l'épaule, des tambours battent, des clairons sonnent « Aux champs ». Il est 10 h 40. Le train amenant les personna­lités entre lentement sur le carreau de la fosse. Au milieu d'une double haie de soldats et de gendarmes, celles-ci s'avancent et se groupent devant l'autel entre les deux rangées de cercueils.

Parmi ces personnalités : Dubief, ministre de l'Intérieur ; le commandant Lasson, représentant le Président de la Répu­blique ; Duréault, préfet du Pas-de-Calais ; des parlementaires dont les députés Delelis et l'abbé Lemire ; Dupont, président du Conseil d'Administration de la Compagnie des mines de Courrières ; Mathieu, Maurice, Piérard, administrateurs ; Thellier de Poncheville ; Lavaurs, directeur ; Félix Bollaert, administra­teur des mines de Lens ; des directeurs de Compagnies minières voisines : Reumaux de Lens, Elby de Bruay, Mercier de Béthune, Robiaud de Dourges.

Dans l'allée extérieure, Lamendin, député-maire de Liévin et secrétaire général du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, le «  Vieux Syndicat » ; Delesalle, directeur du « Réveil du Nord » ; Selle, député-maire de 'Denain ; Escoffier, conseiller municipal de Douai ; Gallet, maire de Noyelles-sous-Lens ; Virel Modeste, d'Harnes ; Guidez, de Dourges ; des délégations syndicales des mines et autres corporations, dont celle de la Batellerie avec son étendard bleu et rouge.

Les gorges se serrent, des sanglots éclatent. Une femme se jette sur un cercueil, l'étreint, l'embrasse

 

- Ch'est à mi, ch'est à mi. Ch'est le mien qui est là-d'din ... Ch'est à mi, ch'est à mi ...

Le préfet s'approche, tente de l'apaiser. En vain. Elle a perdu ses six enfants dans la catastrophe ... D'autres femmes l'imitent ... Délicatement, on les écarte. Des gendarmes se glissent, et, placés coude à coude, entourent les cercueils.

Dans une atmosphère d'émotion insoutenable commence alors la messe célébrée par l'abbé Vaneuverswyn, curé de Méricourt ; Mgr Williez, évêque d'Arras, assiste pontificalement à l'office religieux qui dure près de trois-quarts d'heure.

Avant l'absoute, l'évêque prononce une allocution de circonstance qu'il termine par la lecture d'un télégramme de Sa Sainteté le Pape Pie X : «  Nous prenons part à votre douleur et, pensant aux veuves et aux enfants, exprimons notre douloureuse sympathie, dont nous nous inspirons pour de­mander le repos éternel des victimes et le soulagement de leurs familles ».

Puis, c'est l'absoute : l'évêque bénit et encense les cercueils.

Par suite du mauvais temps, les discours officiels sont prononcés sur place. Prennent successivement la parole

- Dubief, au nom du Gouvernement

Il déplore cette effroyable catastrophe « telle que l'histoire des mines n'en connaît pas », il dit combien le Président Fallières souffrit à l'annonce de cette tragédie. Il salue avec respect les hommes tombés au champ du travail et fait l'éloge des sauveteurs. Il prend, au nom du Gouvernement, l'engage­ment de faire obtenir aux familles des victimes les réparations auxquelles elles ont droit.

- Rose, au nom des députés du Pas-de-Calais

« La parole humaine est impuissante à retracer l'horrible catastrophe ... Des efforts surhumains, des actes de bravoure, d'héroïsme, de folle témérité ont été accomplis pour en atténuer les terribles conséquences ... On ne peut que s'incliner devant la fatalité, devant la douleur de tant de familles » II faut les soulager dans un admirable élan de solidarité. Mais, hélas ! on ne pourra rien faire pour rendre les morts à leurs familles.

- Dupont, président du Conseil d'administration

Courrières était la Compagnie où la sécurité des ouvriers avait toujours été la mieux assurée. Le grand jury de l'exposition universelle de 1889, à Paris, l'avait proclamé après l'examen des statistiques. La réputation de Courrières était devenue telle que des délégations d'ingénieurs anglais, belges, allemands étaient venues «  visiter ses galeries de mine pour reproduire son système de boisage et adopter ses engins de protection pour les mineurs » -. Qui pouvait croire à un accident ensevelissant des centaines d'ouvriers ? Pourtant il a fallu se résoudre à l'évidence ... «  Le deuil désespéré de cette héroïque population de nos mineurs, si honnête, si laborieuse, si brave au travail et au danger, nous navre ; notre cour est broyé avec leurs cœurs et avec eux ce sont des larmes de sang que nous versons. Mais nous n'avons pas le droit de laisser défaillir notre courage. Il faut que nous restions debout pour conjurer et réparer dans la mesure du possible les douleurs sans nombre causées par le désastre qui les frappe ... ».

- Jonnart, au nom du Conseil général du Pas-de-Calais

« De pareilles calamités, par le retentissement dou­loureux qu'elles ont dans les consciences et dans les cœurs rapprochent les hommes et les confondent dans un même élan de compassion et de solidarité »

- Laveurs, directeur de la Compagnie

«  Le deuil, la douleur, les larmes sont partout à chaque foyer » ; mais « dans une si terrible épreuve, nous ne voulons pas seulement pleurer ici nos chers morts. Préoccu­pés exclusivement en ce moment de sauver ceux qui peuvent être sauvés, nous voulons surmonter notre chagrin, faire pour eux aujourd'hui tout ce que le devoir commande, et faire demain pour tout ce personnel, pour cette grande famille si cruellement atteinte, non pas seulement ce que la justice conseille, mais ce que le cœur inspire »              

- Cambiart, inspecteur de l'Assistance publique

Dans une courte allocution, il honore la mémoire des 29 pupilles de l'Assistance publique de l'Oise victimes de la catastrophe.

- Selle, député socialiste, maire de Denain, au nom de sa ville et du Syndicat des mineurs du bassin d'Anzin, prend le dernier la parole.

Il est venu saluer ses compatriotes venus à Courrières pour y mourir après avoir été chassés de la Compagnie d'Anzin ; il stigmatise l'avidité pécuniaire «  des grandes compagnies capitalistes ».

Le cortège se forme ensuite et gagne le cimetière de Méricourt-Corons. Les corps de Louis Alphonse et d'Antoine Duez sont inhumés dans des tombes particulières tandis que les cercueils des victimes non reconnues sont déposés au fond d'une tranchée longue de 18 m, large de 4,20 m et profonde de 2 m environ, une tranchée prévue très grande pour recevoir les restes humains de ceux qui ne porteront plus jamais de nom, une fosse commune, un « silo »

Lamendin s'avance et prononce un discours violent.

 . Jamais pareille calamité ... De partout, des condoléances ... De partout, des secours . Mais cela ne suffit pas ... Il faut aussi que les responsabilités de cette effroyable catastrophe soient nettement établies ... Dès maintenant, on peut dire que la Compagnie minière, guidée je ne sais par quel appât malsain, a commis la plus grande faute, le plus grand crime

La foule applaudit.

Lamendin s'écrie : . N'applaudissez pas, camarades, sur la tombe de nos chers morts

Et de continuer en ces termes

La Compagnie savait que le feu brûlait au fond de la mine, et au lieu de faire remonter les ouvriers, elle obligeait les descentes. (Dans la foule, des rumeurs : A bas les capi­talistes !).

Sans doute espérait-elle parer au danger qui menaçait, mais elle n'en reste pas moins coupable et responsable.

Et ces responsabilité et culpabilité de la Compagnie ne dégagent en rien celles de l'Etat, car l'Etat, déclarons-le hautement, en a aussi sa part, sa lourde part.

Ses ingénieurs du service de contrôle ont des relations trop étroites avec les ingénieurs et administrateurs des Compa­gnies, et il s'en suit que, souvent, trop souvent malheureuse­ment, ce sont les avis des directeurs des Compagnies, les rapports des ingénieurs des Compagnies qui font les avis et les rapports des ingénieurs de I'Etat.

Quant aux rapports et aux avis des délégués à la sécurité des ouvriers mineurs, de ces travailleurs qui peuvent bien prétendre avoir quelques connaissances après avoir passé des années au fond de la mine, on n'en tient aucun compte, aussi bien chez les ingénieurs du Contrôle que dans les bureaux de Compagnies.

Oui, crions-le, devant ces tombes : il faut que tout cela change, il faut qu'il y ait des contrôles véritables, il faut que l'on tienne compte des avis des délégués mineurs, si l'on veut éviter le retour de semblables catastrophes. Mais il ne faut pas permettre au Capital de jouer la vie des travailleurs, dans un intérêt exécrable de cupidité et d'égoïsme social.

Oui, braves camarades, reposez en paix, car votre mort sera vengée.

De par la solidarité ouvrière, vos veuves et vos enfants, en pleurs, seront secourus ; de par la volonté des survivants, vos représentants au Parlement, vos anciens camarades de travail, sauront exiger que la réparation la plus large soit faite à ceux que vous aviez laissés au logis le matin de la catastro­phe, et qui vous pleurent maintenant.

Camarades, pauvres victimes, adieu !

Emu, Lamendin pleure devant la fosse commune.

A peine a-t-il terminé que, d'un talus dominant le trou béant, Vincent Noël, dont le fils mort, n'a pas encore été remonté, s'élance dans un véritable réquisitoire contre les dirigeants de la Compagnie. Le préfet l'interrompt et déclare la cérémonie close.

La foule se retire, sanglotante

Il est alors 13 h 30. Le ministre et sa suite gagnent la gare de Billy-Montigny où se trouve garé le train spécial qui les a amenés de Paris.

A Billy-Montigny, il est environ 8 h 15 quand deux compagnies du 2ème bataillon du .33ème régiment d'infanterie arrivent sur le carreau de la fosse 2, suivies pou après de 50 dragons.

Un hangar attenant au bâtiment principal du puits, deux grandes bâches disposées sur les côtés, une troisième couverte de tentures noires faisant ressortir une croix blanche en toile de fond : telle est la chapelle mortuaire où sera célébrée la messe.

L'autel ? Des planches sur deux berlines ; des religieuses l'aménagent. Perpendiculaires à l'autel, sur deux rangs, des tréteaux.

Vers 10 heures arrivent les premières voitures portant les cercueils, les uns garnis d'une simple croix, d'autres de buis, de couronnes, cercueils que suivent parents et amis en pleurs, cercueils que l'on dépose sur les tréteaux. Une mère suivant le cercueil de son fils tombe, victime d'une syncope. Elle est transportée au local de consultation des nourrissons.

Tout près, dans le réfectoire, d'autres parents essaient de découvrir parmi les victimes remontées, difformes, carbo­nisées, méconnaissables, des êtres qui leur sont chers. Une épouse croit reconnaître son mari. D'autres parents s'inter­posent : à ses chaussettes, à sa chemise, ils ont reconnu l'un des leurs.

La neige tombe, tombe ... Les délégations des sociétés cherchent abri sous le hangar. La circulation devient impossible. Les gendarmes dégagent l'allée centrale, avec peine : des familles entières entourent les cercueils. Lentement, on les recouvre de draps noirs, au milieu de sanglots à peine étouffés.

L'harmonie des mines d'Ostricourt prend place près de la chapelle improvisée. Il est 11 h 15. Le prêtre de la paroisse, l'abbé Sauvage, donne d'abord lecture d'une lettre de l'évêque d'Arras. Puis le service religieux commence. L'harmonie exécute la marche funèbre de Chopin. La foule sanglote, pleure.

A la fin de la cérémonie, le commissaire spécial Bodière et le capitaine de la gendarmerie Pouydebat, prennent en main l'organisation du cortège. La neige a cessé de tomber.

Un peloton de gendarmes ouvre la marche, suivi de délégations syndicales - dont une de Montceau-les-Mines - et de plusieurs sociétés. Des militants de la section syndicale de Billy-Montigny portent une couronne d'immortelles rouges. Suit l'harmonie qui exécute des marches funèbres.

Le premier cercueil, porté par huit hommes et suivi des membres de la famille, sort du hangar. Les soldats ont l'arme à l'épaule. La foule s'écarte. Trente-huit cercueils, trente-huit familles éplorées forment le cœur de ce cortège que suivent des personnalités syndicales ou politiques dont Basly, député ­maire de Lens ; Tournay, maire de Billy-Montigny ; Laurent, son adjoint, et les conseillers municipaux.

Le long de la route, des gendarmes maintiennent l'ordre. Alors que le dernier cercueil sort du hangar, la tête du cortège arrive au cimetière. Sans discontinuer, la cloche de l'église sonne le glas.

Au cimetière, une fosse immense de 20 m de longueur. Sur le talus, les drapeaux rouges des sections syndicales sont inclinés vers les cercueils rangés deux par deux, l'un en face de l'autre.

A chaque convoi, des scènes déchirantes ; les familles sont éloignées pour faire place aux familles suivantes. Des femmes, des enfants pleurent, crient, supplient. De la foule massée autour de la fosse commune montent des lamentations ininterrompues. Le dernier convoi arrive à 13 h 45. La neige se remet à tomber.

Delafond prend le premier la parole. Il déplore l'épou­vantable catastrophe, fait l'éloge des sauveteurs, exprime aux familles des défunts les condoléances du Gouvernement.

Après lui, Tournay prononce l'allocution suivante Citoyennes,

« Citoyens,

Au nom du Conseil Municipal de Billy-Montigny, j'adresse un suprême adieu à nos braves camarades qui viennent de succomber d'une façon si affreuse.

Notre malheureuse population si laborieuse, si honnête, est une des plus éprouvée.

Il n'est pas une famille qui n'ait un parent victime de la terrible catastrophe dont le monde entier s'est ému. Il n'est pas une maison de Billy-Montigny où les larmes n'ont pas coulé.

Le deuil est universel, mais il frappe surtout notre commune où la désolation est immense.

Je remercie le représentant du Gouvernement de la République qui est venu honorer nos pauvres morts de sa présence, prouvant ainsi que si les ouvriers tombent trop souvent victimes du devoir, ils ne sont pas abandonnés de la démocratie.

Je remercie le citoyen Basly, notre vaillant ami Basly, qui est venu dès la première heure de la catastrophe, prendre sa place à nos côtés et mêler ses larmes aux nôtres.

le remercie tous ceux qui sont venus à Billy-Montigny saluer une dernière fois la dépouille mortelle de nos malheureux amis.

Et vous, citoyennes, prenez un peu de courage. Vous ne serez pas oubliées. Vos enfants ne seront pas oubliés ; le monde entier tressaille de votre effroyable malheur. Vous serez secourus.

Chers morts,

Hier compagnons de lutte, hier camarades de travail, je vous adresse au nom de la population de Billy-Montigny, au nom de vos amis, au nom de la grande famille ouvrière, un dernier adieu.

Adieu ! »

Le délégué mineur Hurbain lui succède

« Citoyennes,

Citoyens,

En ma qualité de délégué mineur, il est de mon devoir de venir adresser un suprême et dernier adieu à nos camarades, à nos frères que la mort vient de faucher si impitoyablement.

Mais avant de laisser fermer cette immense tombe, au nom de toutes ces victimes, au nom du monde du travail, je réclame «  Justice »

Que le Gouvernement ordonne une enquête sérieuse sur les causes de ce terrible événement et qu'il punisse sans faiblesse et sans pitié les auteurs responsables.

Que le Gouvernement ordonne à tous ses agents de tenir compte des avertissements, des cris d'alarme des délégués mineurs et beaucoup d'accidents seront évités.

Aujourd'hui, citoyennes et citoyens, que le pays noir est en deuil, que l'irréparable malheur est accompli, le moment n'est plus aux lamentations.

Il faut que le mineur sorte de l'engourdissement où l'ont plongé son dur labeur et les bas salaires, il faut qu'il s'unisse, qu'il se rallie au Syndicat afin de réclamer un peu de bien-être et son droit à la vie.

Je termine en adressant à tous nos camarades, à toutes nos femmes si éprouvées, l'expression de notre douleur pro­fonde.

Adieu, camarades, adieu ».

Ses propos sont ponctués d'applaudissements ...

Avec Philibert, délégué de Montceau-les-Mines entouré de Monote et Lévy de la Confédération du Travail, la tension monte. Il condamne l'exploitation capitaliste «refusant aux prolétaires non seulement le droit au bien-être mais aussi le droit à la vie »

Des cris hostiles s'élèvent à l'égard des dirigeants de la Compagnie de Courrières. Deux drapeaux rouges sont plantés dans la fosse.

Puis, à son tour, Basly prend la parole

« Citoyennes, Citoyens,

Devant cette tombe que la fatalité a creusée large et profonde pour recevoir ses nombreuses victimes, J'ai le cœur déchiré.

Je ne sais comment exprimer ma douleur, vous dire ce que J'ai souffert depuis la nouvelle de l'épouvantable catas­trophe qui met en deuil l'humanité tout entière.

Encore les scènes épouvantables auxquelles nous avons assisté sont-elles les moins sombres du drame. Nos malheureux camarades, lorsqu'on les a remontés du gouffre affreux, avaient cessé de souffrir. Mais qui dira ce qui s'est passé sous ce sol que nous foulons et qui semble vouloir garder à jamais son tragique secret? Qui dira ce -qui s'est passé dans les veines exiguës où les ouvriers ont été surpris en plein travail ? Qui dira ce qui s'est passé dans ces galeries où des hommes, piétinant des cadavres, auront sans doute survécu quelques heures pour finalement mourir de démence ou de faim ? La raison n'est pas faite pour d'aussi effroyables épreuves. Elle chancelle sous l'inouïe violence du malheur ; elle sombre comme celle des quelques malheureux dont le martyre a commencé au fond de la mine et se continuera peut-être de longs jours dans les asiles spéciaux où on a dû les enfermer.

Depuis vingt ans, je ne cesse de clamer à la bourgeoisie possédante que l'ouvrier mineur est un paria, que son existence est en perpétuel danger, qu'il use ses forces dans un labeur déprimant et pénible. Depuis vingt ans, à la tribune de la Chambre, je demande des lois de protection du travail, des garanties pour l'existence de ces hommes que la mort menace tous les jours.

Ce que nous avons obtenu, il a fallu l'arracher presque de force. On a osé dire que le mineur avait une condition privilégiée. Oui, il est privilégié ; il ne meurt pas comme tout le monde, entouré des siens, avec comme suprême consolation les baisers affectueux de l'épouse, de la mère, des enfants éplorés. Il meurt brûlé, calciné, écrasé, déchiqueté. Il meurt dans un trou, sous un bloc de rocher, sous les roues d'une berline ou sous l'un quelconque des formidables engins méca­niques que la science a mis au service du seul capital. Il disparaît, à jamais, méconnaissable, et ses restes vont parfois, comme aujourd'hui à Méricourt, dans une immense fosse anonyme avec ce qui reste des infortunés qui ont râlé avec lui, qui sont morts de la même misérable mort.

Quelle épouvantable destinée 1 Il y a quelques jours la nature semblait se réveiller dans notre région grise. Le sol mélancolique et triste se réchauffait aux rayons d'un soleil de printemps.

Ah ! disaient nos houilleurs. Et après le dur labeur accompli sous terre, ils fouillaient à nouveau, dans leur jardin, la terre à la surface non pour lui arracher son secret, mais pour l'embellir et donner au coron un aspect moins désolé.

Aujourd'hui, dans cette plaine de Lens, dont l'histoire parle pour rappeler des hauts faits qui coûtèrent également de nombreuses vies humaines, la nuit est descendue.

Nuit dans les cœurs ! Nuit dans la nature ! La désola­tion est immense ; les cercueils défilent sous la rafale. Sous terre et sur terre, les éléments se déchaînent en même temps.

A vous, femmes de mineurs, dont les mères pleurent sur d'autres cadavres, à vous enfants que la mine attire, que la mine guette, que la mine meurtrira et anéantira peut-être un jour, je veux quand môme essayer de vous apporter un peu de consolation.

Le monde entier a frémi d'horreur en apprenant le malheur qui vous frappe. Vous ne serez pas abandonnés. Vous serez secourus, la misère n'achèvera pas ceux que la mort a oubliés. Si les hommes entraînés dans le tourbillon des passions humaines vous oubliaient, nous, vos élus, nous serions là pour leur rappeler qu'il n'y a pas eu de malheur plus grand que le vôtre, de souffrances plus terribles que les vôtres, d'avenir plus désespéré que le vôtre.

Il faut que justice vous soit rendue.

Mon cœur est si plein de douleur en ce moment qu'il n'y a plus de place pour l'indignation.

Mais je le jure sur cette tombe qui nous glace d'horreur, sur ces cercueils que des mains tremblantes viennent de retirer d'une fosse pour les descendre dans une autre et sur lesquels, tous, nous jetons des regards terrifiés, justice sera rendue aux morts, justice sera rendue aux vivants, justice sera rendue à l'humanité.

Et vous, galibots, herscheurs, mineurs, dormez votre dernier sommeil. Nous garderons éternellement dans nos cœurs le souvenir de votre triste fin.

Et si un jour, le prolétariat minier, affranchi de la pesante oppression capitaliste, libéré de son servage, connaît des jours enfin paisibles, tranquilles et heureux, il n'oubliera pas votre martyre.

Adieu mes camarades, Adieu ! Adieu !

Bar s'avance au bord de la fosse. La foule se déchaîne, l'invective. Des cris montent : « Vive la Révolution ! », « Vive la grève ! » . Bar se retire.

A Avion (maire : Delcourt), à Fouquierès-lès-lens (maire Crépel), à Hénin-Liétard (maire : Pruvost), à Noyelles-sous-­Lens (maire : Gallet), à Rouvroy (maire : Tamboise), à Sallau­mines (maire : Toulouse) : même cérémonial, mêmes scènes déchirantes, mêmes discours, à l'occasion des funérailles des victimes du 10 mars.

Mais, si le discours de Basly parait être le moins violent de ceux prononcés par les représentants syndicaux, c'est à Billy-Montigny qu'a été donné le ton des journées qui vont suivre : la classe ouvrière crie « Vengeance »

De toutes ses forces, elle s'emploiera à ce que l'exploi­tant minier, représenté par un rapace - le Vautour - , batte de l'aile !


 

 

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