Compagnie des Mines de Houille de Courrieres
Société anonyme : Capital 6 000 000 francs
Journal des opérations depuis le 24 août 1914
24 Août.
Le lundi je suis appelé à me rendre à la mairie de Sallaumines pour y trouver M. le Sous-Préfet et un délégué du Ministre de la Guerre (Commandant des tirailleurs algériens) ; on m’interroge sur le nombre de Kabyles présents dans le bassin et notamment chez nous ; on me demande s'ils travaillent et sur ma réponse affirmative on en fait venir quelques-uns pour leur dire qu'en continuant à faire du charbon, ils servent encore la France, qu'on les engage à continuer plutôt qu'à s'engager, que, cependant ceux qui tiendraient absolument à le faire, seraient affectés non à la légion étrangère puisqu'ils sont Français mais envoyés aux tirailleurs.
Le soir à dix heures, M. Lavoix qui revient de Douai, vient m'informer qu'on évacue cette ville, que les services publics se replient en arrière, que la gare a fait partir son personnel et cela parce que, dit-on, l'ennemi est à Somain dont la mairie aurait été brûlée, etc. etc.. Le commissaire de police, une demi-heure après me confirme ces faits, ajoutant que la voie est coupée à Libercourt, et que le bureau de poste de Billy a ordre de partir pour Lens, d'emporter ses fonds et de retirer l’appareil transmetteur de dépêches. La gare m’informe également que le personnel est rappelé à Lens et qu’à 3 h du matin, les locomotives de la Compagnie pourront prendre la voie du Nord et gagner une destination à désigner où elles seraient en lieu sûr. Enfin le détachement en stationnement chez nous est appelé à se porter sur le canal de la Deûle pour en défendre le passage.
Ces mesures, dit-on, sont prises à la suite de la pénétration d'une armée sur Orchies, Cysoing.
Je me rends immédiatement au bureau où me rejoignent mes collaborateurs et je fais appeler tous nos ingénieurs. Je leur fais observer qu'étant mobilisables et en sursis actuellement, ils pourraient être considérés comme faisant partie de l'armée et emmenés comme prisonniers de guerre par l'ennemi s’il arrive ici.
Je leur conseille de se replier et de profiter du départ de nos locomotives pour partir, leur recommandant, une fois arrivés, de me faire connaître si possible leur destination et je leur fais verser leurs appointements du mois d'août.
À minuit, je téléphone à M. Reumaux pour lui demander les dispositions qu’il a prises. Il me répond que ses locomotives partent cette nuit et que ses ingénieurs mobilisables quittent Lens.
À quatre heures du matin, l'évacuation est faite, nos ingénieurs partent sauf M. Gottraux qui me déclare qu'étant célibataire, il tient à rester à ma disposition, que son livret indique cette mention et qu'il ne part pas. J'accepte cette belle preuve de dévouement avec reconnaissance. Son concours me sera d'autant plus précieux que c'est le seul ingénieur du fond qui nous restera. M. Leclercq, en réforme n°1 reste pour le jour.
25 août (matin).
Nous supprimons les descentes ne conservant que le personnel indispensable pour la surveillance, l'entretien de la mine et les soins aux chevaux du fond.
On nous dit dans la journée que la situation s’est plutôt améliorée.
26 août.
M. Gottraux fait le tour des fosses pour donner au personnel employé les instructions nécessaires et assurer pour aujourd'hui les travaux d'entretien des fosses. Nous y avons 400 hommes, leur nombre sera augmenté demain et nous ferons alterner les ouvriers pour diviser les ressources entre tous.
J'apprends par communication téléphonique que je demande avec le Corps des Mines et l'Inspecteur Principal d'Arras, qu'on va réinstaller le service à Douai et sur notre ligne, que probablement on pourra prochainement reprendre l'expédition des réquisitions, partiellement au moins, et que nos locomotives qui sont à Dunkerque nous seront renvoyées pour nos besoins.
27 Août.
Le service des postes qui avait été ouvert à nouveau hier a reçu l'ordre de gagner Béthune. Je téléphone à l'Inspection Principale du chemin de fer à Arras le matin et j'apprends que la situation est mauvaise, que le Service de l'Inspection se retire sur Amiens ; que le Contrôle des Mines doit également quitter Arras pour une destination qui n'est pas encore fixée (on parle d’Amiens, de Boulogne ou de Dunkerque). Nous sommes privés de toutes nouvelles et de toutes relations avec le dehors, sauf Lens où le bureau de poste est encore ouvert.
Tous les Kabyles prennent leur compte et s'en vont, et notre encaisse diminue dans des proportions rapides, nous serons certainement à court pour la paie et n'ayant pas de communication possible avec Lille, Douai, Valenciennes, Arras, il va nous être impossible de nous procurer des fonds.
28 août.
Envoi de cyclistes à Arras et Béthune.
Les services de l’Etat sont fermés, on ne peut pas expédier de lettres ni de télégrammes. A Lille, le service de la Préfecture est revenu. On entend toute la matinée et jusqu'à deux heures et demie de l'après-midi une canonnade assez nourrie dans la direction de Cambrai. On nous dit le soir qu’une division allemande aurait été en partie anéantie dans le bois d'Havrincourt.
Il n'y a plus aucun soldat dans notre région depuis plusieurs jours.
29 août.
Nos ingénieurs sont à Hesdin ; je leur fais dire de rentrer et les enverrai chercher demain par l'auto-ambulance, car toutes communications par voie ferrée sont coupées. L'ennemi semblant suivre la voie directe sur Paris, par Orchies, Cambrai, Bapaume etc. etc. et sachant qu'il n'y a aucune armée de notre côté, ne passera peut-être pas chez nous.
Ce qui est surtout inquiétant c’est l’impossibilité pour le Gouvernement de distribuer des secours et alors la misère va régner dans le pays.
Nous n'avons pas suffisamment d'argent pour notre paie.
J'envoie Desvenain à Lille porter une lettre au Crédit Lyonnais pour m'informer s'il peut nous remettre des fonds.
30 Août.
Je vais à Lens voir M.M. Reumaux et Basly. Organisation du service du courrier par relais au moyen d’autos. Je propose d'assurer le transport des lettres jusqu'à Lens et tous les trois jours jusqu'à Béthune.
Je vois Basly pour qu'il s'occupe auprès de la Préfecture d'activer le paiement des secours. Le Préfet est encore à Boulogne. Il lui envoie une lettre par Lamendin.
Nos ingénieurs rentrent le soir, sauf M.M. Drevet, Gény, Bernard et Houzé.
Desvenain va en vélo à Lille se rendre compte si la route et la ville sont libres et si on peut y aller chercher de l'argent.
31 Août.
On nous dit que le Préfet rentre à Arras.
Le matin à neuf heures, partent l'auto-ambulance et trois voitures à chevaux, ces dernières doivent prendre à Arras les blessés que l'auto-ambulance irait chercher sur les points où se trouvent des blessés.
L'auto peut en prendre cinq à Arras et les ramène à Billy à une heure.
Elle est accompagnée de M.M. Bellan et Gottraux. Elle repart immédiatement avec ces deux Messieurs et elle prend à Rocquigny dans l'église, 2 blessés, dont un très grave. Les voitures accompagnées de M. Leclercq ne peuvent en avoir et rentrent le soir.
M.Thellier de Poncheville qui a pris M. Leclercq à Arras va dans une auto qu’il conduit, jusqu'à Haplincourt d’où il nous ramène 2 blessés.
À midi 45, cinq dragons allemands venant de Hénin traversent le village sans s’arrêter et vont à Lens, d'où ils se dirigent sur Arras, après avoir déjeuné à Lens et y avoir fait ferrer leurs chevaux.
M. Descouvemont va avec Desvenain et un garde, chercher de l'argent à Lille (via La Bassée) et il rapporte 350000 francs. Il est de retour à quatre heures sans incidents. Il était éclairé par Desvenain en bicyclette.