Jeudi 1er octobre 1914

 

Dès le matin, l'artillerie française arrivée hier au soir cache sous les arbres toutes les pièces afin de les soustraire à la vue des « Taube » qui passent plusieurs fois par jour au-dessus de  nous allant de Cambrai sur Calais, pour se rendre compte des mouvements de troupe qui viennent de la région Nord sur le front (troupes de l'Est).

 

 

 

 

 

À huit heures arrive l'Etat-major composé d'un colonel, d'officiers, de télégraphistes... Je loge 6 officiers.

À 13 h 30, ordre est donné aux 3 batteries d'aller se concentrer au-delà de Rouvroy.  

 

Toute la matinée on a entendu le canon à peu de distance ; c’est dans la région Aniche, Douai, Courchelettes, qu'on est aux prises.

On fait évacuer Douai par crainte d'un bombardement. La canonnade semble s'éloigner à midi et à 14 heures on ne l'entend plus.

 

Une personne en situation d'être renseignée nous apporte d'excellentes nouvelles émanant de l'autorité militaire de Dunkerque, relativement aux opérations engagées sur tout le front depuis Verdun jusqu'à Saint-Quentin.

 

Quelques hommes partis avant hier reviennent, on a fait afficher que les ouvriers jouissant d'un sursis de 60 jours peuvent rester à la condition que le Directeur de la Compagnie où ils sont occupés en fasse la demande. C'est ce que j’avais fait dès hier dans ma lettre au préfet.

 

La canonnade continue très intense toute l’après-midi ; de la cabine Saxby du chemin de fer du Nord on voit très bien le feu du tir de nos pièces qui sont parties à 13 h 30. Comme il s'écoule 4 à 5 secondes  entre la vue du feu et le moment où le bruit de la détonation parvient jusqu'à nous ; on peut en conclure qu'elles sont situées à 1500 m environ de distance.

 

Accalmie vers huit heures du soir, puis reprise à la faveur du clair de lune jusqu'à trois heures du matin.

 

Vendredi 2 octobre

 

Le lendemain vendredi, cela recommence, mais au début tout au moins, notre artillerie s’est  avancée dans la direction de Douai ; elle doit être près de Beaumont à 2,5 kilomètres d'ici.

 

Cela ne cesse pas de toute la journée, mais nos pièces ont du faire un mouvement en arrière.

 

La nuit, comme la précédente, on continue à entendre une violente canonnade, de nombreux « Taube » ont passé pendant la journée.

 

Samedi 3 octobre

 

L'action est toujours engagée, l'ennemi doit occuper Rouvroy, il a avancé.

 

Vers neuf heures du matin je vais au passage à niveau de notre chemin de fer sur la route nationale lorsque quelques minutes après, je vois des éclaireurs allemands déboucher de la rue de l'église et commencer immédiatement le feu dans notre direction.

 

 

Le passage à niveau était gardé par 4 ou 5 gendarmes et il y avait dans les environs, paraît-il, quelques chasseurs à pied et quelques cavaliers, en tout 80 à 100 hommes.

Alors une vive fusillade s'engage sur la route nationale, elle dure jusqu'à onze heures et demie.

 

À peine rentré de mon bureau vers midi, j'aperçois des fantassins allemands qui ont traversé la maison et le jardin de M. Guerre, après en avoir brisé les clôtures (Mme Guerre est partie). Ils craignent qu’il y ait des soldats français dans le parc, ils m'appellent, me le demandent, je leur réponds que je ne crois pas, qu’il n’y en aurait  que s'ils avaient franchi les murs de clôture sur la route.

Ils font une reconnaissance et d'autres viennent quelques instants après.

 

Enfin à 13 h, un officier accompagné d'une vingtaine de cavaliers mettent pied à terre devant le parc, m’appellent et me demandent qui je suis.

 

 

 

 

Pendant ce temps la fusillade avait repris, très nourrie sur la route, les Allemands  y avaient braqué  une mitrailleuse et un canon et tiraient dans la direction de Méricourt.

 

Vers 14 heures on vient me  réquisitionner une automobile, mais on en avait enlevé une autre sans réquisition. On me demande du vin pour les soldats et quelques bouteilles de champagne pour les officiers.

 

Enfin à 15 h 30 revient l’officier que j’avais vu à 13 heures et il m’annonce qu'il a l’ordre de m’emmener prisonnier ; comme j'ai peine à rassurer ma femme, malgré le calme dont je ne me suis pas départi, l'officier  cherche à la tranquilliser en lui disant que je reviendrai le soir.

 

Il me conduit alors au numéro dix avec le brave Desbleu qui y a été relâché presque aussitôt.

 

 

 

 

 

Je vois là un spectacle lamentable ; plusieurs de nos maisons d'employés situées dans l'avenue de la fosse sont en flammes ; des obus sont tombés sur le bâtiment de la fosse et pendant le parcours que nous faisons des obus français tombent non loin de nous.

 

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Dans l'avenue du 10, on me conduit à un groupe d'officiers, parmi lesquels un colonel qui me reçoit vertement en disant : Monsieur, il y a 8 ans, les Allemands sont venus au nombre de 25 ou 30  prêter leur concours pour le sauvetage de vos ouvriers ; aujourd'hui comme récompense, des civils tirent sur nos soldats, vous tenez même  cachés dans vos mines des militaires, c'est une conduite indigne qui doit recevoir une sanction

 

 

 

Je proteste hautement car nous n’avons aucun soldat français abrité chez nous, je lui dis que je suis très étonné que des civils aient fait usage d'armes, car il y a déjà plus d'un mois que la mairie avait donné ordre de déposer dans la maison commune les fusils que les particuliers pouvaient avoir chez eux, qu'en tout cas je blâme de pareils faits  s'ils se sont passés, que je ne peux en être responsable, et que je n’admets pas que des civils prennent part au combat ; ce sont, probablement, répond-il des soldats qui auront revêtu des vêtements de civils pour ne pas attirer l'attention sur eux.

Si cela recommence, je vous avertis que nous userons de représailles, que nous détruirons vos installations en tous les cas, le général auprès duquel on va vous conduire vous frappera d'une amende d’au moins 100 000 marks.

 

De là on me conduit auprès du général qui était à Méricourt mines.

 

Pendant le trajet fait à pied naturellement à côté d'un officier parlant admirablement le français et qui était suivi d'une vingtaine de Uhlans, je constate le désastre survenu dans nos maisons d'ingénieurs et d'employés sur la route nationale ; toutes celles dont les occupants étaient partis, étaient ouvertes et en partie saccagées, les meubles épars sur la route.

Les maisons dont celles de messieurs Patinier, Bellan, Bayle, Guerre,Houzé, Lavoix, Lequette, Stozicky, Callies même celle de M. Liégeois qui, pendant la fusillade qui se livrait devant chez lui, s'était réfugié dans sa cave avec sa famille.

 

 

 

 

La route est garnie depuis Billy jusqu’aussi loin qu'on peut voir sur la route dans la direction de Sallaumines de troupes à cheval Uhlans, Hussards, Artillerie.

 

Arrivé au siège 3/15 de Méricourt, je constate  aussi des dégâts, quelques obus sont tombés sur le bâtiment de la fosse et sur celui des compresseurs, ventilateurs et de la turbine.

 

 

 

 

Le général n'est plus là, mais dans un estaminet où il examine des cartes avec son Etat-major. C'est un général portant le costume des Hussards de la mort. Il me reçoit très durement et recommence les accusations et les reproches que le colonel m'avait déjà exprimés au numéro dix.

Mêmes réponses de ma part, même assurance qu’il n’y a personne dans la mine.

 

Tout cela avait duré pas mal de temps ; il était 18 h 30 environ. Le général me dit alors qu'il allait dîner et que j'attende.

On me conduit alors dans une maison à côté. Je rencontre notre brave curé de Billy qui avait été pris comme otage. Il était assis dehors sur un seuil de maison, je lui serre la main, mais aussitôt on me fait observer que les prisonniers n'ont pas le droit de se parler.

 

 

        

 

 

La maison dans laquelle on me fait entrer est une épicerie qui est mise au pillage. Là, je trouve des officiers parmi lesquels deux sont aimables ; comme j'étais très fatigué ils me font apporter une chaise et nous parlons ensemble pendant près d'une heure.

Ils me demandent si j'ai visité des charbonnages en Allemagne, si je connais des ingénieurs allemands.

Je leur réponds que j'en connaissais un tout particulièrement, un homme d'une très grande valeur et fort aimable, que nous l'avions reçu en 1905 avec vingt-cinq élèves de l'école des mines de Berlin, qu’il nous avait  beaucoup  remercié de l'accueil qu'ils avaient reçu à la Compagnie ; malheureusement ai-je ajouté, cet ingénieur qui avait quarante-cinq ans environ et qui était assez gros  avait voulu se faire maigrir et le traitement qu'il a suivi l’a fait mourir. A ce moment un officier me demande : comment se nommait-il ? M. Baum répondis-je. C'est bien exact, dit-il, je suis son cousin. J’avais eu la bonne fortune de  trouver en lui un léger appui.

 

Revenu près du général, il recommence ses avertissements et me dit : je vous donne  vingt-quatre heures pour faire remonter les soldats cachés dans vos fosses 2, 3, 6, 7, 9 et 10.

Je réponds que ses officiers ayant brisé notre poste téléphonique central, il m’était impossible de communiquer avec nos puits, que je n'ai plus qu'un ingénieur avec moi et que pour transmettre des ordres, j’avais besoin d’un sauf conduit pour lui et pour moi.

Il ajoute que la contribution à payer sera fixée par le Général en chef et que je peux rentrer.

 

Il m’est impossible, lui dis-je, de rejoindre mon habitation sans être accompagné, je ne parle et ne comprends pas l’allemand, la route est garnie de troupes jusqu'à Billy et certainement que je ne pourrai pas franchir la distance qui m’en sépare.

Il consent alors à dire à un officier de faire le nécessaire.

 

Je pars donc avec cet officier qui me dit qu'il a besoin de 2000 kilos d'avoine, qu’il n'en trouve pas à la fosse et que je dois lui en procurer.

Je lui réponds que probablement je serai à même de les lui livrer à Billy. Il me conduit alors à l’habitation du divisionnaire Peghcaire (ancienne maison habitée par M. Portier et ensuite M. Thiery). Là dînent des officiers, (maison abandonnée aussi) quand  j’entre ils s’écrient : voilà le patron, il va être avec nous.

Je réponds que je dois rentrer sans tarder, ma famille étant dans l'inquiétude de me voir si longtemps absent.

Ils me demandent du gaz et je vais ouvrir le compteur qu'ils n'avaient pas su trouver. La maison est au pillage.

 

On commande des hommes et après une attente d'une heure sur la route en face de la maison Lecat envahie comme celle de Peghcaire, je pars pour Billy. J'y arrive à 10 h 30 ; la route était remplie de soldats campant en plein air à la tête de  leurs chevaux.

On rencontre quelques cadavres de civils tués pendant l'action.

 

En arrivant je livre les 2000 kilos d’avoine.

 

Pendant la nuit très claire, le canon continue à gronder au-delà de Méricourt.

 

Journal de bord de Monsieur Lavaurs

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